Les cancres las Scènes de la vie scolaire Chapitre 1 Où l'on voit notamment que lorsqu'un élève fume, c'est le proviseur qui trinque. C'était le jour de la rentrée, dans une classe d'un établissement scolaire de Paris. Les élèves, sous la surveillance du censeur, venaient de s'asseoir aux places qui leur avaient été attribuées. - Monsieur le Proviseur va vous faire une communication ! annonça le censeur. Le proviseur grimpa les marches de l'estrade et, contemplant l'assistance d'un air sévère : - Cette classe, commença-t-il, n'est pas une classe comme les autres. Elle a été créée pour accueillir les cancres, les plus mauvais élèves de France, les plus chahuteurs... Un appel l'interrompit : - M'sieur ! M'sieur ! Le proviseur fronça les sourcils : - Tu ne sais pas qu'on ne doit jamais couper la parole ? gronda-t-il. Comment t'appelles-tu ? - Mathurin Lahuri, M'sieur. - Bon... viens ici... Qu'est-ce que tu voulais ? Mathurin avança à tout petits pas, les jambes serrées, une main crispée sur le ventre... - Je veux faire pipi, M'sieur ! murmura-t-il en baissant les yeux. Ces paroles déclenchèrent chez tous les élèves de bruyants éclats de rire. - Silence ! hurla le proviseur. Et se penchant vers le jeune garçon : - Petit crétin ! On ne t'a jamais expliqué que quand on veut faire pipi, comme tu dis, il faut lever le doigt ? Mathurin Lahuri eut un regard ébahi : - Ah ben non, M'sieur ! Je m'étais toujours dit : "Ce n'est pas très pratique, comme système ; il doit bien y avoir un autre moyen "... Mais je ne me doutait pas que c'était en levant le doigt... Je vais essayer tout de suite pour voir ! Joignant le geste à la parole, le garçon projeta le bras en avant et son index, tendu, vint heurter l'œil du proviseur, qui se mit à hurler de douleur. - Sors, imbécile ! cria le censeur tout en se précipitant pour soutenir son supérieur. Tu as failli éborgner Monsieur le Proviseur ! - Ah ! Faut pas m'en vouloir, M'sieur ! gémit Mathurin Lahuri en se dirigeant en sautillant vers la porte. J'ai levé le doigt un peu brusquement, mais c'est parce que ça pressait... Profitant de l'ouverture de la porte, un élève qui, étant arriver en retard, se tenait depuis quelques instants dans le couloir sans oser manifester sa présence, se glissa dans la salle. Manifestement cet élève, vétu d'une djellaba, était un jeune Arabe... Se retournant après avoir prodigué quelques soins au proviseur qui, affaissé sur une chaise, continuait à geindre, le censeur découvrit le nouveau venu. - C'est à cette heure-ci qu'on arrive ? gronda-t-il. Tu t'appelles comment ? - Mohammed ben Mohammed, mon z'ami ! Répondit le garçon. Le censeur sursauta ; son visage s'empourpa ; il agrippa le jeune Arabe par le devant de sa djellaba et le secouant frénétiquement : - Espèce d'insolent ! En voilà des façons de parler ! "Mon z'ami !" Tu sais ce que je suis ? Je suis censeur ! Tu as bien compris : censeur ! Mohammed ben Mohammed se dégagea doucement, écarta à moitié les bras dans un geste de fatalisme et, sur un ton appelant au courage et à la résignation : - Ah ! Qu'est-ce que tu veux mon z'ami ! C'est comme ça la vie : il y en a qui sont sans frère, il y en a d'autres qui sont sans sœur. Il faut savoir être philosophe ! Cette réplique avait provoqué l'hilarité de toute la classe. Comprenant qu'il risquait de se ridiculiser, le censeur n'insista pas : - Va t'asseoir, imbécile ! Avant, prends un cahier et un crayon... et que je ne t'entende plus ! Mohammed ben Mohammed choisit un cahier sur une table où des fournitures scolaires avaient été disposées ; puis, désignant une boîte vide : - Où c'est que t'en vois un crayon, mon z'ami ? Regarde : je te jure qu'y en a pas de crayon ! - "Y en a pas de crayon !" ricana le censeur en imitant la voix de l'élève. Écoute un peu comment on dit, petit crétin : Je n'ai pas de crayon ! Tu n'as pas de crayon ! Il n'a pas de crayon ! Nous n'avons pas de crayon ! Vous n'avez pas de crayon ! Ils n'ont pas de crayon ! Le jeune Arabe avait écouté le censeur avec une inquiétude croissante ; à la fin, il eut un hochement de tête de découragement : - Mais alors, mon z'ami... Si personne il en a de crayon, comment qu'on va faire pour écrire ? À cet instant, le censeur se sentit tiré par les basques de son veston. Se retournant, il se trouva en présence de deux élèves, dont on pouvait deviner à leur ressemblance qu'il étaient des frères ; tandis que l'un s'appêtait à ouvrir une malette, l'autre brandissait un éventaiil de crayons : - Melchior et Gaspard Balthazar, de la banque Balthazar et compagnie ! se présenta l'un des élèves. À votre service, Monsieur le Censeur ! Nous avons l'avantage de vous proposer tout un assortiment de crayons des meilleures marques que, dans un but de promotion et pour inaugurer des relations commerciales que nous espérons longues, et fructueuses, nous vous laisserons à un prix défiant toute concurrence. Abasourdi, le censeur n'eut même pas la pensée de protester ; il fixa sur son interlocuteur un regard étonné : - Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse de tes crayons ? Moi, je me sers toujours d'un stylo à billes... Machinalement, il glissa sa main dans une des poches intérieures de son veston. - Allons bon ! marmotta-t-ill. Je l'ai encore perdu ! - Qu'à cela ne tienne, Monsieur le Censeur ! s'exclama Melchior en retirant un étui de la mallette que Gaspard avait posé grande ouverte sur une chaise. Je vous recommande ce modèle spécial à grande capacité, bille rétractable et cartouche interchangeable. C'est un article qui vaut plus de vingt francs dans les grands magasins. Donnez-moi quinze francs, pas un sou de plus, et il est à vous ! Agacé par la perte de son stylo, le censeur avait continué à tâter ses vêtements, prêtant peu d'attention aux paroles de Melchior. Soudain, son visage se détendit... - C'est bon ! C'est bon ! fit-il en agitant la main comme s'il voulait chasser des moucherons. Mon stylo avait simplement glissé, parce que ma poche est trouée... Il fit vivement demi-tour, pour marquer sa résolution de ne pas en entendre d'avantage. Il se trouva alors nez à nez avec Gaspard, qui lui présentait en souriant un coffret dont le couvercle était relevé : - Pour réparer votre poche, Monsieur le Censeur, vous ne trouverez pas mieux que ce fil de lin. C'est du retors garanti. Chez le mercier du coin, vous ne l'auriez pas à moins de deux francs... Moi, je vous donne deux canettes pour trois francs ! - Hein ? Quoi ? Le censeur paraissait complètement déconcerté. Étourdi par le verbiage des deux garçons, troublé par le chahut qui s'était déchaîné dans la classe, ne parvenant pas à mettre de l'ordre dans ses idées, il se mit à bredouiller : - Du fil de lin... Je n'ai pas besoin de fil de lin... Ça ne servirait à rien... C'est la doublure qui est usée... Il avait à peine prononcé ces mots que Melchior, qui farfouillait dans la malette, en tira une étoffe qu'il déploya pour en faire admirer la brillance : - Vous avez de la chance, Monsieur le Censeur ! Pour refaire une doublure, il me reste justement un coupon de satinette. À cinquante francs, parole d'honneur, j'y perds ! Mais dans le commerce, il faut savoir faire des sacrifices... Cette nouvelle intervention avait été, comme on dit, la goutte qui fait déborder le vase. On vit les veines se gonfler sur le front du censeur ; serrant les poings, il rugit : - Assez ! Vous me donnez mal à la tête ! - Ça tombe très bien, Monsieur le Censeur ! coupa gentiment Gaspard. J'ai une pommade contre les migraines, préparée par un guérisseur selon une formule du moyen-âge, et qui vaut seulement... - Aaaah... Toi... Si j'osais, je t'étranglerais ! - Si vous n'osez pas, Monsieur le Censeur, intervint Melchior en agitant un livre à bout de bras, c'est parce que la timidité vous paralyse. Précisément, je suis chargé de la diffusion d'un ouvrage intitulé “Comment se débarrasser de ses complexes en trois semaines”, ouvrage écrit par un philantrope américain qui après avoir souffert lui-même pendant des années de... - Est-ce que tu va te taire à la fin ? Tu va te taire ? Tu va te taire ? Cet éclat surprit les deux frères, qui échangèrent un regard et fermèrent la mallette. - Ah, Monsieur le Censeur ! Vous êtes trop nerveux ! On aurait eu un remède, mais ce n'est pas la peine... On voit bien que vous avez décidé de ne rien nous acheter aujourd'hui... Cependant, le proviseur avait totalement recouvré ses esprits et depuis quelques instants il manifestait une agitation qui sans doute était la marque d'une intense contrariété. Soudain, il assena de grands coups de poing sur le bureau ! - Silence ! rugit-il ! Silence ! Asseyez-vous tous ! Cet accès de rage amena immédiatement le calme dans la classe. - Écoutez-moi bien ! poursuivi le proviseur. Si le ministre a décidé de vous rassembler dans une même classe de ce lycée, c'est pour que vous ne puissiez plus, comme vous l'avez fait l'année dernière dans les différents établissements de Paris et de province où vous étiez placés, contaminer et troubler les élèves qui veulent travailler sérieusement. Mais vous auriez tort de vous réjouir ! Sachez qu'ici la discipline sera stricte et que nous aurons recours s'il le faut aux châtiments corporels. À bon entendeur, salut ! - Ce que Monsieur le proviseur a dit est bien clair pour tout le monde ? interrogea le censeur. Un murmure parcourut la classe. - C'est parfait ! conclut le proviseur d'un ton plus doux. Maintenant, l'un d'entre vous a-t-il quelque chose à me demander ? Un élève élégamment vêtu et à la mine arrogante leva la main : - Moi, M'sieur ! - Ah ! Gontran de Landouillette ! Tu as été renvoyé, en l'espace de deux ans, de quatorze collèges... Tu veux sans doute, mon ami, faire amende honorable et en appeler pour toi et tes camarades à mon inépuisable indulgence et à ma paternelle sollicitude ? - Non, M'sieur ! Je veux juste vous demander un peu de feu pour allumer mon cigare. Et Gontran de Landouillette plaça entre ses lèvres un énorme havane. Furieux, le proviseur se précipita : - Ah ! Monsieur de Landouillette veut faire le malin ! Et bien, attends un peu, mon gaillard ! Il avança sa main pour saisir la cravate de Gontran... À cet instant, celui-ci souffla dans son cigare. Il en jaillit une fléchette qui vint transperserle nez du proviseur, lequel, affolé par la douleur et l'odeur du sang qui dégoulinait, se mit à courir à travers la classe en poussant des hurlements, suivi par le censeur proférant des imprécations, tandis que les élèves trépignaient de joie et que Gaston^1 de Landouillette expliquait en hoquetant : - Ha ! Ha ! Ha ! Pas vrai que je vous ai bien eu, M'sieur ? C'était pour vous faire marcher que je vous faisais croire que j'allais fumer ! Ce n'est pas un cigare, c'est une sarbacane ! ^1 : Oui, c'est écrit Gaston et non Gontran dans l'œuvre originale. .