LES MIETTES DE PAIN Octobre 2022. Dans le jour naissant, sur des kilomètres carrés de surface aplanie, s'étend face à moi du béton, du métal et de l'asphalte. Ici, toute nature a été méthodiquement éradiquée afin de permettre aux avions d'atterrir ou de prendre leur envol. Frigorifié par le froid, je me tiens crispé depuis déjà une bonne heure sur le castor au bord du tarmac. Le castor : rien à voir avec l'animal bien sûr. C'est juste un mauvais anglicisme pour désigner la plate-forme qui permet la réception du fret dans les entrepôts aéroportuaires. Une pluie fine a commencé à tomber sur la piste et je sais que, très bientôt, je serais complètement trempé. J'oscille d'une jambe à l'autre, essayant comme je peux de maintenir ma température corporelle à un niveau acceptable. Sans grand succès. Tout en admirant la couleur du ciel nuageux qui commence à se confondre avec les lumières artificielles de l'aéroport, je me dis que c'est peine perdue. Et comme à chaque fois où je ne peux rien faire d'autre pour me réchauffer, je me mets à psalmodier à voix basse une vieille incantation magique qui, je l'espère vainement, va apaiser mon corps souffrant. Ça ne marchera probablement pas cette fois plus que les autres, mais bon. C'est une histoire qui remonte à loin. Il y a des années de cela, j'étais assis près de la fenêtre dans le bus qui nous ramenait vers l'école primaire de La Gentillerie à Saint-Malo. On revenait de classe de mer : une fois par semaine, notre maître nous emmenait au club de voile de la plage de Bon Secours, à Intra-Muros, où nous faisions de l'Optimist. En ciré jaune, dans nos bottes de caoutchouc, et revêtus de nos gilets de sauvetage orange vif, on se regroupait sur le sable. On se mettait ensuite deux par deux et là on nous donnait un petit monocoque en fibre de verre assorti d'une voile. On nous envoyait alors sur les flots et nous faisions des cercles dans la mer face aux antiques remparts qui ont vu partir Jacques Cartier, Dugray-Trouin ou encore Surcouf vers les mystérieux et désirables confins du monde. C'était un sentiment merveilleux de liberté ; surtout pour un gamin de mon âge qui rêvait de suivre dans leurs sillons les plus grands explorateurs. Sauf que ce matin-là, le ciel était bas et --- pour citer ma grand-mère --- il pleuvait comme vache qui pisse. Tellement que mon compagnon de galère et moi nous relayions afin d'évacuer l'eau dont le niveau augmentait dans le bateau de manière très alarmante. Un à la barre, l'autre à la voile, on écumait avec nos petites mains glacées ce qu'on pouvait par dessus bord tout en maintenant autant que possible notre course, évitant tant bien que mal les récifs qui ne manquaient pas. Les vents, qui nous semblaient déchaînés, nous bousculaient dans tous les sens, malmenant notre pauvre petite embarcation, faisant claquer la voile, tandis que des rafales de pluie battante nous martelaient le visage. Dans ce chaos de bruit, d'écume et de brume, on n'y voyait pas grand chose mais nous ne ménagions pas nos efforts pour ne pas chavirer. Nombreux étaient celles et ceux qui avaient fini par abandonner mais, avec un petit groupe, on avait décidé de rester. Nous étions des marins, des vrais. Hauts comme trois pommes peut-être, mais emprunts de la fierté et de l'entêtement de nos aînés. On a bataillé ferme. Ça, on en a bavé. Au bout du compte, on était épuisé et trempé jusqu'aux os. Mais, une fois l'orage passé, et de retour sur la plage, les rares d'entre nous qui étaient demeurés en mer arborions cet air satisfait et glorieux d'avoir tenu bon la barre et le vent, nous congratulant mutuellement de notre exploit. Aussi suffisant et bouffi d'orgueil que des capitaines de frégate ayant survécu à un mauvais grain au passage du cap Horn, je vous dis. Sauf que dans le bus de retour, je n'en menais pas bien large. Recroquevillé dans mon ciré, à l'état de glaçon, je claquais des dents et tremblais comme une feuille, essayant de voir à travers la buée de la fenêtre si on était enfin bientôt arrivé. C'est alors que je remarquais que le camarade assis à côté de moi, en grande discussion avec nos voisins de derrière, ne semblait nullement souffrir de la proverbiale morsure du froid. N'y tenant plus de curiosité, je finis par lui demander comment c'était possible. N'avait-il donc pas froid ? Je voyais pourtant bien qu'il était dans un état aussi lamentable que moi. Il m'expliqua le plus simplement du monde qu'il connaissait une technique magique : « En fait, tu dois te convaincre que tu as chaud. Tu te détends et ensuite il suffit que tu te répètes que tu as chaud et, à la fin, tu n'as plus froid ! C'est la méthode Coué. -- La méthode Koé ? -- Ouai, c'est mon père qui m'a appris ça. Ça marche pour le froid et pour plein d'autres trucs aussi. » Koé, quel nom bizarre. Il venait sûrement de l'inventer pour se foutre de moi. Face à mon air clairement suspicieux, il décida de me montrer comment faire. Il se cala dans son siège, la tête bien droite, et répéta : « J'ai chaud... J'ai chaud... J'ai chaud... J'ai chaud... » Le plus sérieusement du monde, les yeux mi-clos, il avait énoncé ces mots lentement, profondément, comme une sorte de prière. À la manière d'un moine. Puis, dans un grand sourire, sûr de lui, il avait conclu avant de reprendre sa conversation avec ceux de derrière : « Vas-y. Fais ça quelques minutes et, tu vas voir, ça va marcher. T'auras plus froid. » Me retournant vers la fenêtre du bus, j'avoue que je me suis demandé s'il ne me prenait pas pour un abruti. Mais bon, après tout, pourquoi pas ? J'ai toujours détesté le froid alors avoir une méthode pour le faire partir à coup sûr... Je décidais donc finalement de m'installer le plus confortablement possible sur mon siège avant de commencer, moi aussi, à réciter : « J'ai chaud... J'ai chaud... J'ai chaud... J'ai chaud... » Je ne sais pas combien de temps j'ai fait ça. Cinq minutes ? Peut-être dix ? N'empêche que, au bout d'un moment, je constatais avec joie que je n'avais plus froid du tout. Mieux encore, j'étais même réchauffé ! Il avait donc raison. Sa méthode Koé, c'était vraiment magique et ça marchait pour de bon ! Une petite tape sur l'épaule me fit soudain sortir de ma rêverie. « Ça va ? Pas trop froid ? » C'est Arthur, l'un des intermittents qui bosse tous les matins à l'entrepôt. Responsable notamment de la gestion de l'arrivage des unités de chargement --- les « boîtes » comme on les appelle ---, son boulot consiste en partie à réceptionner sur le castor les grosses unités de fret pour les transférer manuellement à l'intérieur de l'entrepôt. Ça ne paraît rien, dit comme ça, mais les boîtes sont des contenants de deux mètres de haut pour trois mètres de large et deux mètres de profondeur. À vide, elles pèsent environ 250 kilos et, généralement, elles contiennent jusqu'à trois tonnes de marchandises --- des cartons, des palettes, des conteneurs en bois, etc. Certes les indispensables roulettes qui parsèment le castor aident mais, tout de même, il faut y aller avec tout son corps pour les faire bouger. C'est très physique comme boulot. « Putain, si, je gèle. L'avion arrive dans combien de temps ? -- Normalement d'ici un quart d'heure », me répond-il après avoir jeté un rapide coup d'œil à sa montre. L'heure d'arrivée de l'avion qui livre les boîtes est une question importante pour ceux qui triment au fret. Couplez ça aux conditions météorologiques dont dépendent la tenue des horaires prévus, et vous avez le thème de conversation récurrent parmi l'équipe du matin. Et aujourd'hui, la météo est mauvaise. Il y a donc du retard. Derrière nous, impatients à l'intérieur de l'entrepôt, les autres intermittents ainsi que les employés réguliers de la société de transport se positionnent déjà le long de la chaîne de travail où seront amenés les boîtes. Comme si cela allait aider à faire venir l'avion plus vite, ils se tiennent fins prêts à les ouvrir et à décharger les cartons un par un à la force des bras pour le dispatch. C'est un boulot mal payé, même pour les employés qui, eux, ont des avantages. Un boulot où il faut se lever très tôt, physiquement difficile et contraignant, répétitif à l'envie, sans aucun attrait intellectuel --- « aliénant », comme on dit dans les bouquins. Autrement dit, tout le monde a hâte que les boîtes arrivent. Plus vite on commence, plus vite ce sera fini. Le bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles et le regard tourné vers la piste d'atterrissage, Arthur fait les cent pas, histoire de se tenir chaud. Dans le dos de son gilet jaune qu'il est obligé de porter, s'inscrit en larges lettres stylisées le nom de la société intérimaire qui le recrute. Un nom en anglais bien sûr, parce que c'est certainement plus vendeur --- mais allez savoir à qui. L'abeille occupée. Sardonique, je me demande quelle dose perverse de sarcasme mêlé de cynisme il faut pour avoir choisi un nom comme ça. Ils ont dû se dire dans les bureaux que ce serait poétiquement évocateur de coller ça dans le dos de leurs ouvriers. Est-ce qu'il existe La taupe affairée pour le travail intérimaire dans les mines ? Bande de cons. « Ça fait longtemps que tu fais ça ? » Une question qui en vaut une autre, mais il faut bien commencer quelque part quand on veut lancer une discussion, non ? D'habitude, on n'a pas vraiment le temps de parler, à cause de la charge de travail. Mais là, l'occasion se présente et, depuis le temps que je l'observe, Arthur a l'air d'un gars sympa. Je crois qu'il vient des DOM-TOM, comme beaucoup des ouvriers qui travaillent au plus près de la piste à l'aéroport, ainsi que je l'ai remarqué. Comme s'ils tenaient tous à rester proche du moyen de transport qui leur permettra de retourner le plus vite possible vers leurs îles merveilleuses. Comme s'ils n'étaient là qu'en transit, le temps de se faire une situation en métropole avant de rentrer. Par exemple, dans la zone où j'évolue, il y a beaucoup de guadeloupéens. Peut-être Arthur l'est-il lui aussi ? « Oh, ça fait quelques mois, me dit-il de son accent chantant. -- Ah, mais tu es nouveau aussi alors ! -- Non, ça fait déjà cinq ans que je travaille à l'aéroport. Je suis agent de sûreté aéroportuaire, en fait. -- Ah super ! » Au fur et à mesure des jours à travailler sur ce site, j'ai pris de plus en plus conscience que l'aéroport est une petite ville en soi. La remarque d'Arthur confirme cette intuition. « Ouai, c'est bien, ça paye les factures. Mais avec le COVID et tout, je fais quelques heures le matin ici en plus, histoire de mettre un peu de beurre dans les épinards, tu vois ? » Je dodeline de la tête, comprenant aussi bien que lui la nécessité d'un deuxième emploi. « Et toi, ça fait pas longtemps que je te vois par ici, t'étais où avant ? me demande-t-il. -- En fait moi je suis juste remplaçant. Habituellement je travaille en centre ville, où je fais des remplacements aussi. Je suis pas ASA comme toi, je suis un simple agent d'exploitation mais j'ai eu les habilitations de la préfecture pour pouvoir travailler ici. » Se campant devant moi, il me regarde avec un sourire malicieux : « D'accord. Donc au final tu as un poste d'ASA mais sans les primes et avec un salaire au minimum, rigole-t-il gentiment. -- Oui, c'est ça, réponds-je avec le même sourire. Mais je me plains pas trop. Franchement, l'ambiance avec l'équipe ici est vraiment top. Les horaires sont chiantes, je suis pas fait pour me lever à quat' plombes du mat', mais je m'y retrouve quand même. » Je lui dis ça en me rendant compte aussitôt que personne n'est probablement fait pour se lever à une heure pareille. « Bon, je t'avoue, j'aimerais bien trouver mieux, au moins monter au-dessus du SMIC, mais en attendant... » Je fais un geste vague, laissant ma phrase en suspend. « Et intérimaire ici, ça vaut le coup ? » Je suis sincèrement intéressé. La dernière fois que j'ai bossé en intérim non qualifié, j'avais trouvé un plan à dix euros de l'heure. Je le referai pas, vu comment j'en suis sorti cassé, mais je sais que ça existe. Alors peut-être qu'ici, étant donné le contexte de travail, il touche un peu plus que le salaire minimum, ce qui serait un bon point pour moi. Il semble réfléchir une seconde avant de me répondre : « On est au minimum avec la prime de risque. En plus c'est fatiguant, surtout quand on enchaîne avec la journée derrière. Si tu veux mon avis, c'est un boulot qui en vaut un autre. Comme tu dis, c'est bien en attendant, et dans mon cas, ça permet d'arrondir les fins de mois. » Je comprends instinctivement qu'il est dans le même état d'esprit que moi. Peut-être qu'on est tous dans le même état d'esprit, d'ailleurs. Dans un éclair aveuglant, je vois tous ses rêves d'enfant bafoués et ses aspirations d'adulte déçues, réduit qu'il est à son travail de manutentionnaire. Il trouve que son boulot, c'est de la merde, mais c'est difficile à dire à haute voix quand on a la chance d'avoir un travail. Le dire tout haut serait comme cracher à la figure de tous ceux qui arrivent pas à trouver un salaire fixe. C'est pas envisageable. Alors on ne fait que l'évoquer, à grand renfort d'euphémismes. Il a fait une courte pause afin de prendre le ton de la confidence : « De toute façon, c'est toujours pareil, quoi que tu fasses. Tu peux bosser autant que tu veux, c'est pas toi qui ramasse l'argent au final. » J'acquiesce, ne sachant quoi répondre à cette évidence. On le sait tous, mais il faut avouer qu'on évite d'y penser la plupart du temps. Sans attendre de réaction de ma part, il continue sur sa lancée : « Regarde, ça fait pas longtemps, il y a une boîte qui a payé une société de transport 7000 euros. 7000 euros ! répète-il exacerbé. Livraison de colis en utilitaire. Tu sais ce qu'a fait la société ? Ils ont embauché deux intérimaires à mi-temps ! Ils ont touché 7000 balles pour le contrat et ils ont refilé le boulot à deux intérimaires à mi-temps payés au minimum. C'est dingue ! C'est toujours comme ça, partout où tu vas. Ils prennent l'argent et ils donnent le minimum pour faire le boulot. Eux ils mangent le pain, et toi tu ramasses les miettes. » Sans même reprendre son souffle, il enchaîne : « Toutes les boîtes font ça. Ils allongent la facture et, ensuite, ce qu'ils font : ils embauchent des intérimaires au minimum. Ici comme ailleurs. Partout où je suis allé, c'était comme ça. Je te le dis : eux ils mangent le pain, et toi tu ramasses les miettes. On fait que ramasser les miettes. » Avec un sourire amer, il me salue d'un geste de dépit avant de retourner se chauffer à l'intérieur en attendant l'arrivée du fret. Je reste songeur à ses paroles quelques minutes. Immobile dans le froid, je regarde d'un air absent un avion de passagers se positionner sur la piste avant qu'il ne s'élance dans un rugissement de moteurs vers une destination que j'imagine mystérieuse et désirable. Un frisson glacé me parcourt subitement. Bon, de toute ma vie, ça n'a marché qu'une seule fois, et depuis plus jamais. Mais peut-être que cette fois-ci sera la bonne ? « J'ai chaud... J'ai chaud... J'ai chaud... J'ai chaud... » --- CC BY f6k@huld.re