MONSIEUR ET MADAME COCO, ET LES EFFETS D'UNE LETTRE Février 2023. Je suis avec mon père dans la cuisine. Il prépare le repas du midi. Nous ne sommes que tous les deux dans l'appartement. Ma mère est partie depuis plusieurs jours chez ma grand-mère à Saint-Malo pour lui tenir compagnie. Tandis qu'il est concentré à découper quelques légumes, je me perds à travers la fenêtre dans la contemplation du voisinage. Dehors, le calme règne en ce samedi de fin de mois. Le ciel est clair. Les températures sont douces, et il n'a pas plu depuis des jours et des jours. Ça m'inquiète vraiment. Chaque jour j'entends autour de moi --- au travail, dans la rue --- des gens ravis d'avoir du soleil et du ciel bleu en plein mois de février alors qu'on devrait être sous les intempéries. Un « hiver printanier » qui semble faire plaisir à tout le monde. Sauf à moi. La « canicule hivernale » me semble une expression plus appropriée. Je me sens seul à m'alarmer dans mon coin en pensant à la catastrophe qui s'en vient. J'essaye de chasser ces idées en ramenant mon regard sur les deux pigeons qui sont sur le balcon. Ils sont en train de picorer de la mie de pain et des graines que mon père leur a déposé un peu plus tôt quand ils sont arrivés. Il s'agit toujours des deux mêmes pigeons. Ils viennent depuis des mois. Au point que mes parents leur ont même donné un nom : Monsieur et Madame Coco. Et quand ils vont au supermarché, sur la liste des courses, il y a maintenant inscrit « sac de graines Coco ». Ces deux pigeons et mes deux parents, ils se sont apprivoisés. Ma mère est toute joyeuse quand elle raconte à qui veut l'entendre que Monsieur Coco mange parfois dans sa main. « Avec Madame Coco, explique-t-elle ensuite, c'est plus difficile parce qu'elle est encore un peu sur ses gardes. Mais ça va venir. » Elle sourit avec détermination quand elle dit ça. Mon père, quant à lui, relate fièrement comment Monsieur Coco a bataillé quotidiennement, et pendant des semaines, pour chasser les autres pigeons qui voulaient venir manger sur le balcon. Jusqu'à ce que plus aucun ne s'approche jamais de leur cantine. Et comment il protégeait Madame Coco des attaques des autres mâles aussi. Des fois, mon père lui donnait un coup de main en agitant son bras tout en faisant du bruit pour effrayer les intrus. Il arrive de temps à autre que le couple de pigeons ne vienne pas. Alors mes parents s'interrogent : ils ne sont pas encore là ? Ont-ils été retenus quelque part ? Quelle occupation a pu les empêcher ? Ils finissent par balayer ces questions en disant qu'ils viendront sûrement un peu plus tard dans la journée. Ils ne le disent pas mais, dans le ton qu'ils prennent, on comprend bien qu'ils se font quand même un peu de soucis. Monsieur et Madame Coco. Mon père et ma mère. Deux vieux couples face à l'adversité qui se sont trouvés et qui passent un peu de temps ensemble chaque jour. On se sent moins seul quand on a des amis. Bon. J'ai quand même fini par amener le sujet. Petit à petit. Je tourne autour du pot. Je cherche un peu mes mots. Peu importe les années, on reste toujours le fils de son père, j'imagine. Je sens cette distance entre nous --- qu'il y a toujours eu dans mon souvenir, et qu'il y aura probablement toujours. Encore maintenant, alors qu'il commence à plier, affaibli, sous le poids des ans, j'appréhende sa réaction, j'ai peur de sa désapprobation. Puis, tout en continuant de nous préparer à manger, il se met à parler. D'une manière que je reconnais tout de suite. Il pèse ses mots, s'exprime lentement, et prend cette moue particulière. Surtout, il ne me regarde pas dans les yeux. Quand il a quelque chose d'important à me faire passer --- d'important sur moi je veux dire ---, il essaye de faire en sorte de ne pas m'imposer son point de vue. Il sait l'aval qu'il a pu avoir sur moi quant à mon avenir à la fin de mon adolescence. Il y a eu des regrets, sous forme de non-dits, de chaque côté. Il s'imagine peut-être que cette influence est toujours présente. Alors pour la contrarier, il est fuyant. Mais je le vois tout de suite quand il fait ça parce que cela ne lui ressemble pas du tout. Pourtant, il finit par dire le fond de sa pensée : « Concentre-toi à 100% sur ta famille et sur tes examens. Concentre-toi sur ton avenir, c'est ce qu'il y a de plus important. C'est ce que j'ai fait, et avec le recul et tous les sacrifices, je ne regrette pas. Au contraire, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Et c'est ce que tu dois faire aussi. » Ce n'est pas l'envie qui manque, j'ai voulu lui répondre, mais il y a le problème de l'argent. Toujours et encore l'argent. ⁂ « J'ai parlé à mon père aujourd'hui. -- Alors ? Qu'est-ce qu'il a dit ? -- Comme toi. Qu'il faut que j'arrête. -- Qu'est-ce que tu vas faire ? -- Bah... Je vais arrêter. -- Tu es inquiet ? -- Oui. -- Pour Sosito ? -- Oui. -- Moi aussi. » Un ange passe. « Mais ne t'en fais pas, ça va aller. On a un plan. » ⁂ À ██████████, le 28 février 2023. À l'attention de M. █████, █████████ ███████████, et de Mme ██████, ██████████ ████████. Objet : Démission. Lettre en courrier recommandé avec accusé de réception. N° d'envoi ███████████████. Madame, Monsieur, Je vous informe par la présente de mon intention de démissionner de mes fonctions ███████ ██████████████ exercées depuis le 4 décembre 2021 au sein de votre entreprise. En vertu des dispositions de l'article ████ de la ██████████ ██████████ █████████ ███ ███████████ ██ ██████████ ██ ██ ████████ ██ ██ ███████ ████, et de l'article █ en son █████ ██, veuillez noter que la durée de mon délai-congé est définie à 1 mois à compter de demain. (...). ⁂ En tout ça fera un an, trois mois et vingt-sept jours. Soit seize mois. Ou quatre cent quatre-vingt deux jours. Dont onze de vacances. 1 an, 3 mois et 27 jours. 16 mois. 482 jours. 11 de vacances. Peu importe la façon dont je l'écris, j'ai trouvé le temps long. Vraiment long. Mais c'était pour une bonne raison. C'était pour l'argent. Ouai, je sais. Mais essayez de relire ça sans cynisme : la bonne raison, c'était l'argent. Non ? Toujours pas ? D'accord, alors disons que le moteur, c'était ça. Pour en avoir assez. Juste assez. Parce que la situation l'exigeait. Parce que la putain de société dans laquelle on vit fonctionne comme ça. Et ces derniers mois, j'ai lentement appris à craindre de ne plus en avoir suffisamment, de l'argent. Depuis, je suis devenu un étranger pour moi-même. Car je n'avais jamais ressenti cela. Il y a juste quelques années, je n'avais pourtant pas eu peur lorsque j'étais sur le point de me retrouver sans un sou. Pour la énième fois. Cette fois-là il me restait 250 euros en poche, sans perspective d'en avoir plus avant un bon moment. Je m'en souviens comme si c'était hier. J'étais descendu à la salle informatique au sous-sol du bâtiment Droit de la fac de Caen. Assis face à un ordinateur en libre service, j'avais commencé à calculer. Des amis en collocation m'avaient proposé leur canapé pour une durée indéterminée, ce qui faisait donc le loyer et l'électricité en moins. Et ce qui impliquait aussi --- surtout --- que je n'irai pas dormir dans la rue. Pas cette fois-là. Reconnaissance éternelle à eux deux. Après une bonne heure de réflexion à bidouiller dans un tableur, j'avais finalement tout réduit au minimum et en était arrivé à la conclusion que je pouvais parfaitement m'en sortir avec 80 euros par mois. J'avais donc trois mois devant moi. J'avais trouvé ça pas mal et était sorti de la salle info le cœur léger. Je vous le dis : on peut tenir longtemps, vraiment longtemps en mangeant seulement des pommes de terre rissolées surgelées bas de gamme. Putain, ouai. Les patates de la marque « Pouce » de chez Coccinelle Supermarché, rue de la Pigacière. Même pas un nom de marque ; juste un logo, un pouce en l'air dans un cercle vert sur fond jaune criard. À l'époque, le kilo était à un peu moins d'un euro. Qu'est-ce que j'en ai bouffé. Si vous me posez la question encore aujourd'hui, je pourrais vous expliquer à quel point elles sont bonnes quand on les prépare correctement. Mais maintenant, bien sûr, tout a changé. Parce que désormais, du haut de ses quatre-vingts centimètres et de ses presque onze mois d'existence, il occupe une place titanesque dans ma vie. ⁂ Ce travail, je l'ai pris parce qu'il allait falloir changer d'appartement, prendre plus grand --- au moins un deux pièces, trois dans l'idéal. Et puis acheter des choses, beaucoup de choses. Et surtout, quand il serait là, il faudrait pouvoir subvenir à ses besoins. À la conseillère Pôle emploi, j'ai tout raconté. Quand j'ai eu terminé, je lui ai dit : « J'ai besoin d'un travail. Peu importe lequel. Le plus rapidement possible. » Elle m'a alors fait une proposition. Et j'ai eu un déclic ce jour-là. Je me suis vraiment rendu compte que, du moment où j'aurai cet enfant, je serai prêt à tout, à commencer par renoncer à mes plus profondes convictions. S'il fallait toucher le fond et creuser ensuite, je le ferai. Le fond, je n'y suis pas arrivé, heureusement. Même si, depuis, le chemin qui y mène m'est apparu très clairement. Elle m'a expliqué que, dans cette branche, on recrutait beaucoup et que j'aurai un CDI à temps plein au SMIC d'ici deux mois. Maintenant je sais pourquoi. S'il y a autant de places à prendre et un turn over de dingue dans ce boulot, ce n'est pas pour rien. Mais cela faisait déjà un peu plus de quatre mois que je cherchais sans relâche, à droite, à gauche, par moi-même, sans aucun résultat. Désespérément. Alors j'ai accepté. Trop content de l'aubaine. Quand j'ai annoncé à mon entourage que je lâchais la fac de Droit et ce que j'allais faire, tout le monde m'a regardé avec des yeux ronds. Ma mère a souri en hochant la tête, pensant que je lui faisais une de mes mauvaises blagues. Mon père n'a eu aucune réaction, ce qui rétrospectivement n'était pas un bon signe. Ma femme, de son côté, a été soulagée car elle pouvait dès lors envisager sa grossesse avec sérénité. Et, au fond, c'était bien pour moi tout ce qui comptait. Il y a eu deux autres réactions différentes cependant. D'abord elle, à qui je n'avais pas parlé depuis des mois. Son réflexe premier a été de me prévenir : « prend garde à toi, parce qu'un travail comme ça, ça finit par te transformer, et pas en bien ». Elle avait eu raison. Mon caractère a changé, et pas dans le bon sens ; je ne sais pas si c'est irrémédiable. De plus, maintenant, j'ai une peur profonde de ne plus avoir suffisamment d'argent, et je mets de côté le peu de dignité qui me reste pour continuer à gagner ce qu'il faut afin de payer les factures. Je suis devenu un étranger pour moi-même. Ensuite il y a eu lui, que je n'ai jamais vu, mais avec qui j'échange régulièrement par mail. Il m'a dit qu'il comprenait la nécessité mais il m'a lui aussi dit de faire attention parce que, à force, ça finirait par peser sur ma santé, tant physique que mentale. Toute la question, avait-il alors rajouté, était de savoir combien de temps je pourrais tenir sans trop subir de dégâts. Je connais maintenant la réponse à cette question. Car, lui aussi, il avait eu raison. Dorénavant, je suis constamment épuisé et aigri. Tout mon corps est douloureux. J'ai des pensées négatives la plupart du temps. Je suis tout le temps de mauvaise humeur. Et je bois presque tous les jours pour me calmer, pour oublier. Je suis devenu un étranger pour moi-même. Mais le plus terrible dans cette histoire, le plus grave, le plus difficile à encaisser, c'est que je ne suis pas un cas à part. Bien loin de là. Tout au long de ces derniers mois, j'ai passé énormément de temps au contact de personnes qui ont des situations similaires à la mienne, qui ont été pris dans les mêmes filets de subordination, pour les mêmes raisons, avec les mêmes conséquences, suivant la même injonction sociale violente de cette putain de « valeur travail » et le même chantage abject à la subsistance. Qui ont des corps qui souffrent tous de la même manière, croulant sous des corvées toujours aliénantes, souvent débilitantes, parfois absurdes. Des corvées qu'on leur impose de faire à grands coups de « je ne veux pas le savoir » d'une hiérarchie avilissante, en échange de quelques miettes de pain pour nourrir leur famille au quotidien. À rentrer « chez soi le soir amer, abruti de fatigue, à se trouver soi-même régulièrement lâche, servile, impuissant ». Et, pour un certain nombre d'entre elles, d'entre eux, ça dure depuis des années et des années. Tandis que je quitte tout ça, je ne peux pas m'empêcher de jeter un regard en arrière et de penser à toutes ces femmes et ces hommes qui restent, sans possibilité de s'enfuir. Survivant tant bien que mal dans un système dont ils ne peuvent s'échapper. Tous ces gens que je laisse derrière moi. Comme si je les abandonnais ? Et soudain, j'ai à nouveau l'esprit et la fougue naïve de mes quinze ans. Je voudrais tous les sauver. Tous. Mais je ne sais pas comment faire. --- CC BY f6k@huld.re