NOUVELLE VIE J-2. --- Déclenchement. Enfoncé dans le large fauteuil face au bureau, je pique sérieusement du nez. Avec à peine cinq heures de sommeil cette nuit, j'ai du mal à lutter contre l'envie de dormir. En plus je suis seul à mon poste, ce qui n'aide pas. Allez, personne ne le saura ; ferme les yeux deux minutes. Juste deux minutes. Un voile noir m'enveloppe et ma respiration ralentit. Je sens que le sommeil est là ; juste là. Oublié sur la table, mon téléphone portable sonne. Un message. J'ouvre un œil. Sur l'écran je vois que c'est elle. Je regarde l'horloge ; 11h13. Elle doit juste venir de sortir de son rendez-vous gynécologique de contrôle. Elle m'a simplement envoyé un emoji. Celui qui fait une tête de travers avec une bouche qui ondule. Quelque chose cloche. Les yeux dorénavant bien ouverts, je prends le téléphone et le déverrouille. L'application me dit qu'elle est en train de composer un nouveau message. J'attends. « On va me déclencher demain. Là je vais faire un PCR et il faut que tu le fasses aussi (j'ai une ordonnance pour toi aussi). » Ok, maintenant je suis complètement réveillé. J-1. --- Lettre à M. ██████ (extrait). « Monsieur, « Je me permets de vous faire un mail rapide afin de vous faire savoir que ma femme a été hospitalisée tôt ce matin. « Dans le cadre de sa grossesse, une procédure de déclenchement a été mise en place. Suivant les premiers examens, la sage-femme semble penser que la naissance de notre enfant pourrait subvenir demain. « Aussi veuillez s'il vous plaît prendre en compte le fait que je serais en congé de naissance puis de paternité à partir de demain pour une durée totale de 28 jours calendaires consécutifs, (...). » J0. --- Éveil nocturne. Le tenant fermement dans ses bras, la sage-femme entre d'un pas volontaire dans la salle de naissance. Je suis sur ses talons. « Heure de la naissance : 21h27. » La lumière de la pièce est tamisée. Au fond sur le mur, il y a une grosse horloge à leds rouges, style année 90. Juste en-dessous il y a un petit plan de travail molletonné où la sage-femme pose délicatement le nouveau-né. Servant de petit lit, la table est entourée de moniteurs et est surmontée d'une lampe chauffante déjà en marche qui diffuse une lueur orangée. La pédiatre et l’auxiliaire de puériculture prennent le relais. L’auxiliaire se place d'un côté de la table, et moi de l'autre. Elle pose l'oxymètre de pouls sur la petite main droite afin de suivre la saturation en oxygène dans le sang. Juste derrière elle, scotché au mur, je vois un tableau récapitulatif des niveaux attendus. Au-delà des dix minutes de vie, il faut être dans la fourchette des 95%-100%. L'écran sur ma gauche indique qu'on n'est pas encore à 80%. Dix petites minutes. J'essaye de chasser de mon esprit les appareils qu'il faut brancher lorsqu'on n'y arrive pas. En attendant de voir une progression, elle le pèse ; 2740 grammes. Puis elle commence à installer des clampes un peu après la base du bout de cordon ombilical qui reste. Il est vraiment gros ; elle galère un peu et il faut en mettre deux. « Monsieur, vous voulez couper le cordon ? » Le ton est péremptoire. Elle pose la question mais elle ne me laisse pas le choix. Elle saisit déjà un ciseau et me le tend. Bêtement, je lui demande : « Ça va lui faire mal ? » Je sais que ça ne va pas lui faire de mal ; il n'y a pas de nerfs ici. Je le sais parce que je l'ai appris. Mais, là, j'ai le ciseau dans les mains et il est juste sous mes yeux. Je ne peux pas m'empêcher d'imaginer que ça pourrait le faire souffrir. Dans un sourire amusé l’auxiliaire de puériculture me répond que non, ça ne lui fera rien, et m'indique où faire la section. « C'est votre premier enfant ? » J'oscille de la tête en soufflant un oui. « Alors attention, prévient-elle, c'est un peu difficile à couper. Et c'est spongieux, il faut y aller franchement. » Sur ma main, je sens la chaleur de la lampe qui recouvre toute la table. Je fais le geste, presque sans hésiter. Clac. C'est symbolique, je le sais. Je le sais parce que je l'ai appris. Pourtant je sens déjà le changement en moi. Le lien est établi. Je suis dans l'action, c'est à moi de jouer. Je tourne la tête pour voir le niveau de saturation. On va passer la barrière des 85%. L'horloge rouge indique 21h31. Ça va. À côté de l’auxiliaire, vient de se placer la pédiatre. Elle commence à manipuler et à observer. Rapidement, on remarque une respiration inefficace. Juste au-dessous de ses côtes flottantes, on voit parfaitement se dessiner de profonds sillons à chaque inspiration. Ses narines se dilatent et il fait des petits bruits réguliers. On dirait un petit chat. Détresse respiratoire. La pédiatre explique que, sortie de césarienne, les poumons n'ont pas pu se vider correctement du liquide alvéolaire. Alors c'est difficile de respirer. Il faut faire des efforts et ça fatigue. Je sais exactement ce qu’elle veut dire. La saturation continue de monter. Doucement. Je la vois finalement osciller au-dessus de 90%. Je me souviens alors de cette fois où ma saturation à moi était descendu à 93%. C'était vraiment, vraiment dur de respirer. Je me rappelle l'inquiétude de ma mère et la plaisanterie du médecin qui m'avait dit, en rigolant, que je respirais comme un viel asthmatique de 90 ans. J'en avais 15. Pendant que je laisse échapper ce souvenir, je vois du coin de l’œil sur le moniteur que la saturation continue de grimper. Bientôt elle arrivera à 100%. Mais les larges sillons sont toujours là. À chaque respiration. Les narines continuent de se dilater fortement. À chaque respiration. Et toujours ces petits bruits réguliers qui me font penser à un chaton. « On va lui donner un petit coup de pouce avec un masque », finit par déclarer la pédiatre après un certain temps. Elle cherche mon regard qui a du mal à se détacher du bébé. « Juste de l'air soufflé, pas d'oxygène. Ça va lui éviter de trop se fatiguer, le temps qu'il trouve son rythme. » Instinctivement la traduction en langage médical de ce qu’elle vient de dire me revient. Réanimation du nouveau-né à terme suite à l’observation d’une polypnée. CPAP à l'aide d'un masque facial préconisée : débit de gaz continu à 20 cmH2O, FiO2 réglée à 21%. Adjonction possible d'O2 ajustée en fonction du SpO2. Tandis que l’auxiliaire de puériculture s'occupe de prendre les mesures du pourtour crânien pour le masque, la pédiatre me montre comment mettre mon auriculaire dans la bouche du bébé pour qu'il tète. « Ça va le rassurer. » Oui, je me souviens. Ça aussi je l'ai appris il y a longtemps. Pendant que je place la pulpe de mon plus petit doigt sur son palais, je demande : « Vous avez pu prévenir la maman ? Elle doit vraiment s'inquiéter. » Relevant la tête en attente d'une réponse, je remarque une quatrième personne près de la porte. Je ne l’ai pas vu passer le seuil. On me dit qu'on ne sait pas. Personne dans cette pièce n'est autorisé à rentrer au bloc opératoire mais on va se renseigner. « Il faudrait lui dire qu'on est ici et qu'on va bien. » Mon ton est posé et ma voix est calme, chaleureuse. J’y ai mis les formes, sans même y penser, mais ce n'est pas une suggestion ; j'ai donné un ordre. La quatrième personne que je n’avais pas vu jusqu’alors s’exécute comme si elle en avait eu elle-même l’idée. Puis, pendant plus d'une heure, courbé en deux au-dessus de lui, et tandis qu'il me suce goulûment le petit doigt jusqu’à la première phalange tout en recevant de l'air dans le nez, je lui parle. Je lui raconte que je sais que c'est vraiment chiant de respirer. Parce qu'on est censé le faire sans trop y penser, même quand c'est difficile, et alors qu'on fait tous les efforts du monde pour essayer de faire rentrer de l'air, inspiration après inspiration. Je lui dis que je le sais parce que, moi aussi, j'ai souvent eu du mal à respirer dans ma vie ; encore maintenant. Ses yeux grands ouverts, il me regarde discourir en me tétant le doigt sans relâche. Un doigt comme cordon ombilical qui le relie à moi après qu'on lui ai coupé celui qui le reliait à sa mère. Un doigt comme si c'était la seule chose qui le raccrochait à la vie. Ça et le minuscule masque fixé sur son nez qui lui pousse de l'air au fond des poumons. Ensuite je lui parle de sa maman. Je lui explique qu'on va prendre le temps de se préparer comme il faut pour aller la voir. Pour le moment, on m'a dit qu'elle va bien et qu'on allait la transférer en salle de réveil mais, après ça, on a un rendez-vous avec elle. Et elle aime bien qu'on se soit fait beau pour les rendez-vous ; qu'on s'habille avec de beaux vêtements, qu'on se brosse bien les dents sans oublier la langue, qu'on se coiffe, et qu'on se parfume aussi. « Quand tu arriveras mieux à respirer, je te coifferai, on te mettra un joli bonnet, et on ira à notre rendez-vous avec maman. Elle nous attends avec beaucoup d'impatience, tu sais ? » --- CC BY f6k@huld.re