RÉALITÉS DISCORDANTES Mars 2022. Sur le fauteuil principal du poste de commandement, se tenant bien droit dans son costume cravate impeccable, le chef de poste tient fermement la radio qu'il a en main. Tout en scrutant les écrans de vidéosurveillance, il attend le retour d'un de ses agents en arrière-scène qui doit lui donner le signal. Il s'adresse alors à mon collègue et à moi : « Préparez-vous, on va sanctuariser l'entrée principale. Interdiction à quiconque de passer par là jusqu'à ce que les VIP soient partis. » Je tique sur l'un des mots utilisés. Sanctuaire : lieu le plus saint d'un temple ; partie interdite aux profanes dans les lieux de culte consacrés aux divinités du paganisme. Dégagez les pouilleux, faîtes place. À la vidéosurveillance je vois les quatre agents en position d'attente dans le hall. Je jette un coup d'œil par la fenêtre qui donne sur le parvis devant l'entrée, le chemin que vont emprunter les VIP pour monter dans leurs voitures. Les trois gars du service de protection des hautes personnalités sont fixes, scrutant méticuleusement les alentours. En tenue civile, ils cachent maladroitement ce qui semble être un pistolet-mitrailleur dans un sac en bandoulière serré contre leur torse. Au-dessus d'eux, une fenêtre du deuxième étage est grande ouverte malgré le froid. Il y a le bout du fusil de précision d'un des tireurs embusqués qui dépasse. Plus loin, au niveau des accès routiers, les cars de CRS de la réserve générale font tourner les moteurs. Les policiers nationaux motocyclistes se tiennent prêts eux aussi. Rivés sur l'écran de contrôle donnant sur la scène, nous voyons la fin du discours du président de la République. Dans la salle, deux anciens présidents français sont aussi présents ainsi que le chef de l'État d'Israël. Ces quatre-là vont sortir en même temps. C'est le moment critique pour toutes les équipes devant assurer leur protection. Si un attentat doit être commis, ce sera bientôt. La radio du chef de poste grésille. C'est le signal. « À tous, ils vont sortir. Tenez-vous prêts. » Dans le poste de commandement, nous continuons à scruter les écrans de vidéosurveillance. Principalement l'écran donnant sur le hall. Du coin de l'œil je vois sur les caméras des coursives les agents en costume prendre position. Et je repense à tous les autres dispositifs que j'ai pu voir en dehors du bâtiment lors des nombreuses rondes extérieures que j'ai fait toute la journée. Je pense à toutes ces personnes mobilisées. Des gens qu'il a fallu amener sur place avec leur matériel, qu'il a fallu nourrir, qu'il a fallu relever pour les pauses. Des compagnies entières de policiers et de gendarmes. Des agents du service de sécurité israélien et des gens du Mossad. Des services français dont je n'avais jamais entendu parler, et d'autres qui n'affichent même pas d'insignes afin de préserver je ne sais quel secret. Des points d'inspection et de filtrage à certains accès, des camions renforcés bloquants les autres. Une zone en plein centre ville complètement gelée sur deux cent mètres à la ronde. Et tout le monde armé jusqu'aux dents. Un tel déploiement de ressources et de moyens pour quatre personnes et un discours d'une heure ? Est-ce qu'au moins ils s'en rendent compte ? Finalement, la porte de la salle de spectacle s'ouvre sur le hall. On a demandé au public trié sur le volet d'attendre assis bien sagement à leur place, le temps que les VIP sortent. On voit la femme du président en fonction franchir la porte en première, accompagnée par quelques proches. Ils s'arrêtent et discutent. Ils seront bientôt suivis par les quatre présidents. Eux aussi sortent enfin avec leur entourage et apparaissent sur nos écrans. La radio grésille à nouveau : « À tous, ils sont dans le hall. » On peut sentir toute la tension et le professionnalisme dans la voix du chef de poste. Quant aux VIP, ils sont là, dans l'entrée. Ils discutent. Sur le qui-vive, on attend tous qu'ils traversent ce foutu hall, puis le parvis et qu'ils montent enfin dans leurs voitures blindées respectives. Ils ont à peine vingt mètres à faire. Mais ils n'ont pas encore bougé. Ça dure une éternité. Dans le poste de commandement, on peut sentir l'air vibrer. Sur l'écran de contrôle, au contraire, je vois des visages enjoués et tranquilles. Ils prennent leur temps. Comme si de rien n'était. Comme s'ils étaient seuls au monde. Je ne comprends pas. Il y a un tel décallage entre ma réalité et la leur. Me tournant vers le chef de poste, je lui demande : « Est-ce qu'ils ont conscience de tout ce qu'il y a autour ? » Je le vois relever un sourcil, ne comprenant pas où je veux en venir. Ma question est sortie toute seule, maladroite. Je la reformule : « Je veux dire, est-ce que les VIP ont conscience de tous les efforts ? De tout ça ? » Je fais un large geste, essayant d'englober le bâtiment, la zone de sécurité, la ville, et toutes les personnes mobilisées juste pour cette journée, juste pour eux. « Ils se rendent compte de toute la logistique, de tous les gens qui sont là ? » Sans même esquisser un sourire, il me répond avec fermeté : « Non. » Il semble alors hésiter, puis se reprend avec un voix plus douce : « Non, ils ne s'en rendent pas vraiment compte. Et c'est ce qu'il y a de compliqué dans notre travail. Parce que, parfois, on a les plus grandes difficultés à leur faire comprendre les impératifs de sécurité qu'il y a autour d'eux. Et ça peut mener à des situations catastrophiques. » Fort de sa longue expérience dans la sûreté au plus haut sommet de l'État, il nous racontera quelques anecdotes, notamment la plus récente qui avait remué la presse nationale, celle de la gifle lors d'un déplacement dans la Drôme en juin 2021. Et pendant qu'il racontait, je me suis pris à repenser à la sortie de Jacques Chirac en pleine rue dans la vieille ville de Jérusalem en octobre 1996 qui avait failli tourner au drame. Comment ne peuvent-ils pas se rendre compte ? Comment ne voient-ils pas ce qu'il y a juste sous leurs yeux ? --- CC BY f6k@huld.re