SUR SON CHAR DE TRIOMPHE Avril 2022. J'avoue, je n'ai pas pu m'empêcher d'être curieux. Je savais que je n'avais pas forcément le droit d'être là mais j'ai trouvé une excellente excuse : j'ai oublié de consigner ma fin de service d'hier soir sur la main courante du site. Il me fallait donc revenir aujourd'hui. Par ailleurs, sortant tout juste d'une vacation non loin de là, j'étais déjà en tenue, ce qui, au-delà de m'avoir aider à me couler au travers des pseudo contrôles de sûreté, légitime ma présence. Et je connais aussi une partie du service de sécurité sur place. Je suis donc arrivé sans mal au cœur de l'événement où j'ai retrouvé les collègues qui tiennent le poste pour l'occasion. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut voir de très près, et pas en version hologramme, un aspirant à la présidence de la République française. Ça vaut bien une petite entorse au règlement, non ? Et puis, qui sait, me suis-je dit, je pourrais peut-être me rendre utile, ne serait-ce que pour une heure ou deux ? N'étant pas censé être là, j'ai ainsi eu le loisir de choisir l'endroit où je me positionne. J'ai opté pour la porte cochère de l'entrée auprès de deux collègues. Ça présente l'avantage de donner une vue dégagée sur une partie de la scène et de la place bondée de monde ; cela en évitant soigneusement d'être filmé par les caméras de télévision qui ne manquent pas. L'endroit idéal donc pour observer aux premières loges sans se faire remarquer. Depuis l'heure et demi que je suis là, ça a été le défilé. D'abord un groupe de musique est monté sur scène. Le but, on l'a compris très rapidement, a été de chauffer la foule à blanc. Drôle d'impression de se retrouver en première partie d'un concert de rock survolté en lieu et place d'un rassemblement électoral. On termina sur une version gonflée aux hormones de Bella ciao, apparemment hymne non officiel de cette branche politique. Je trouve que ça colle d'ailleurs assez bien avec les personnes qui vont et qui viennent. En effet, au milieu des styles hippies huppés BCBG et des costumes bleus « administration de l'État », j'en remarquerai quelques unes surtout, faisant apparemment partie du service de « sécurité privée » prévu par l'équipe de l'aspirant président. Treillis noirs, pantalons noirs, rangers aux pieds, et bandeau rouge vif autour du cou. Ça donne le ton. Et avec leur amateurisme évident, même depuis mes quatre pauvres mois d'expérience, je vois bien que l'idée est surtout d'afficher un genre, un message : de jeunes gens engagés plus que de raison, organisés en bande, tout de noir vêtus avec une touche de rouge sang pour l'éclat. C'est donc ça l'autre alternative au « Président des riches » ? Je me dis que, si lui il passe, il va vouloir nous remplacer la police municipale par des escouades armées formatées sur ce modèle, sorte de milices populaires endoctrinées jusqu'à la mœlle et désireuses d'un revival des Brigades rouges. Pas sûr que ce soit mieux que les troupes de skinhead que nous promet l'extrême droite. La première partie bruyante se termine enfin. Mais l'homme du jour ne va pas encore entrer en scène malgré les cris d'appels de la foule. En effet, suite au concert, on va d'abord faire monter au pupitre différentes personnalités publiques plus ou moins connues. Il y aura notamment cette députée ariégeoise qui, en coulisse, répétera devant nous à voix haute son texte à l'aide de fiches. Je me revois deux ans plus tôt à réciter mes cours de droit comparé juste avant l'oral dans les couloirs de la fac. Je lui souris, compatissant. Manifestement stressée, elle nous sourit nerveusement en retour. Mon collègue et moi essayerons de l'encourager en lui disant que le plus difficile est de se lancer. Que, cela fait, tout ira mieux. Quelques mots encore d'encouragement, et la voilà qui est appelée pour discourir à son tour. Alors qu'elle met toute son énergie dans son éloquence, la radio du collègue grésille. L'homme promis est prêt. Dès la fin des discours d'introduction, il faudra faire en sorte que plus personne ne passe sous le porche. Nous voyons les policiers se mettre en position et les responsables de l'équipe de campagne s'agiter. Après quelques minutes, la place est nette, « sanctuarisée ». Il ne reste que les policiers, nous-mêmes, ainsi que les journalistes et leurs cameramans pour filmer l'entrée triomphale du sauveur de cette foule trépidante ; foule qui n'en peut d'ailleurs vraiment plus d'attendre et hurle à en faire trembler les murs. Enfin, l'homme providence s'avance. Le regard droit, la mine sérieuse, il traverse la cour vers le podium d'un pas énergique et volontaire. Entouré par ses plus proches conseillers, tout son être semble dire : « J'ai rendez-vous avec l'avenir ». Ce sentiment est renforcé par les caméras et les flashs qui crépitent. Il passe juste devant nous ; l'air vibre littéralement, la foule est en liesse, les cris et hurlements résonnent sous le porche au point de ne plus pouvoir entendre sa propre pensée. Il est le centre d'attention de tout son petit univers. Et alors qu'il monte les marches le menant à ce qu'il pense être son destin, mon collègue me glisse à l'oreille : « Avec tout ça, il doit vraiment se prendre pour dieu ». D'un mouvement de tête, j'acquiesce. Et je lui répond que c'est d'ailleurs sûrement pour ça que les hommes et femmes politiques de cette envergure, à la longue, deviennent tous fous. Il me revient alors à l'esprit cette anecdote à propos des entrées triomphales dans Rome sous l'Antiquité. Juché sur son char d'apparat, celui que l'on portait en triomphe dans la ville avait toujours derrière lui un esclave qui lui soufflait à l'oreille de ne pas oublier sa condition d'être humain. « Respice post te. Hominem te esse memento. » C'est peut-être encore Tertullien qui l'évoque le mieux dans son Apologétique, au livre XXXIII : « Lors même qu'il est porté sur ce pompeux char de triomphe, on a soin de l'avertir qu'il est homme ; quelqu'un est placé derrière lui pour lui dire : "Regarde derrière toi, et souviens-toi que tu es homme." ». Est-ce que cette précaution est toujours d'actualité ? Avant de sortir au grand jour, celui que l'on nomme le tribun du peuple avait-il à l'instant un membre de son équipe lui murmurant inlassablement à son épaule : « Rappelle-toi que tu n'es qu'un homme. Rappelle-toi que tu n'es qu'un homme. Rappelle-toi que... ». --- CC BY f6k@huld.re