Je vis aussi dans une halle un spectacle lamentable: c'étoient des chrétiens, hommes et femmes, que l'on vendoit. L'usagé est de les faire asseoir sur les bancs. Celui qui veut les acheter ne voit d'eux que le visage et les mains, et un peu le bras des femmes. A Damas j'avois vu vendre une fille noire, de quinze à seize ans; on la menoit au long des rues toute nue, "fors que le ventre et le derrière, et ung pou au-desoubs."

C'est à Burse que, pour la première fois, je mangeai du caviare [Footnote: Caviaire, caviar, cavial, caviat, sorte de ragoût ou de mets compose d'oeufs d'esturgeons qu'on a saupoudrés de sel et séchés au soleil. Les Grecs en font une grande consommation dans leurs différens carêmes.] à l'huile d'olive. Cette nouriture n'est guère bonne que pour des Grecs, ou quand on n'a rien de mieux.

Quelques jours après qu'Hoyarbarach fut arrivé j'allai prendre congé de lui et le remercier des moyens qu'il m'avoit procurés, de faire mon voyage. Je le trouvai au bazar, assis sur un haut siége de pierre avec plusieurs des plus notables de la ville. Les marchands s'étoient joints à moi dans cette visite.

Quelques-uns d'entre eux, Florentins de nation, s'intéressoient à un Espagnol qui, après avoir été esclave du Soudan, avoit trouvé le moyen de s'échapper d'Egypte et d'arriver jusqu'à Burse. Ils me prièrent de l'emmener, avec moi. Je le conduisis à mes frais jusqu'à Constantinople, où je le laissai; mais je suis persuadé que c'étoit un renégat. Je n'en ai point eu de nouvelles depuis.

Trois Génois avoient acheté des épices aux gens de la caravane, et ils se proposoient d'aller les vendre à Père (Péra), près de Constantinople, par-delà le détroit que nous appelons le Bras-de-Saint-George. Moi qui voulais profiter par leur compagnie, j'attendis leur départ, et c'est la raison qui me fit rester dans Burse; car, à moins d'être connu, l'on n'obtient point de passer le détroit. Dans cette vue ils me procurèrent une lettre du gouverneur. Je l'emportai avec moi; mais elle ne me servit point, parce que je trouvai moyen de passer avec eux. Nous partîmes ensemble. Cependant ils m'avoient fait acheter pour ma sûreté un chapeau rouge fort élevé, avec une huvette [Footnote: Huvette, sorte d'ornement qu'on mettoit au chapeau.] en fil d'àrchal, que je portai jusqu'à Constantinople.

Au sortir de Burse nous traversâmes vers le nord une plaine qu'arrose une rivière profonde qui va se jetter, quatre lieues environ plus bas, dans le golfe, entre Constantinople et Galipoly. Nous eûmes une journée de montagnes, que des bois et un terrain argileux rendirent très-pénible. Là est un petit arbre qui porte un fruit un peu plus gros que nos plus fortes cerises, et qui a la forme et le goût de nos fraises, quoiqu'un peu aigrelet. Il est fort agréable à manger; mais si on en mange une certaine quantité, il porte à la tête et enivre. On le trouve en Novembre et Décembre. [Footnote: La description de l'auteur annonce qu'il s'agit ici de l'arbousier.]

Du haut de la montagne on voit le golfe de Galipoly. Quand on l'a descendu on entre dans une vallée terminée par un très-grand lac, autour duquel sont construites beaucoup de maisons. C'est là que j'ai vu pour la première fois faire des tapis de Turquie. Je passai la nuit dans la vallée. Elle produit beaucoup de riz.

Au-delà on trouve, tantôt un pays de montagnes et de vallées, tantôt un pays d'herbages, puis une haute forêt qu'il seroit impossible de traverser sans guide, et où les chevaux enfoncent si fort qu'ils ont grande peine à s'en tirer. Pour moi je crois que c'est celle dont il est parlé dans l'histoire de Godefroi de Bouillon, et qu'il eut tant de difficulté à traverser.

Je passai la nuit par-delà, dans un village qui est à quatre lieues en-deçà de Nichomède (Nichomédie). Nichomédie est une grande ville avec havre. Ce havre, appelé le Lenguo, part du golfe de Constantinople et s'étend jusqu'à la ville, où il a de largeur un trait d'arc. Tout ce pays est d'un passage très-difficultueux.

Par-delà Nicomédie, en tirant vers Constantinople, il devient très-beau et assez bon. Là on trouve plus de Grecs que de Turcs; mais ces Grecs ont pour les chrétiens (pour les Latins) plus d'aversion encore que les Turcs eux-mêmes.

Je côtoyai le golfe de Constantinople, et laissant le chemin de Nique (Nicée), ville située au nord, près de la mer Noire, je vins loger successivement dans un village en ruine, et qui n'a pour habitans que des Grecs; puis dans un autre près de Scutari; enfin à Scutari même, sur le détroit, vis-à-vis de Péra.

Là sont des Turcs auxquels il faut payer un droit, et qui gardent le passage. Il y a des roches qui le rendroient très-aisé à défendre si on vouloit le fortifier. Hommes et chevaux peuvent s'y embarquer et débarquer aisément. Nous passâmes, mes compagnons et moi, sur deux vaisseaux Grecs.

Ceux à qui appartenoit celui que je montois me prirent pour Turc, et me rendirent de grands honneurs. Mais quand ils m'eurent descendu à terre, et qu'ils me virent, en entrant dans Péra, laisser à la porté mon cheval en garde, et demander un marchand Génois nommé Christophe Parvesin, pour qui j'avois des lettres, ils se doutèrent que j'étois chrétien. Deux d'entre eux alors m'attendirent à la porte, et quand je vins y reprendre mon cheval ils me demandèrent plus que ce que j'étois convenu de leur donner pour mon passage, et voulurent me rançonner. Je crois même qu'ils m'auroient battu s'ils l'avoient osé; mais j'avois mon épée et mon bon tarquais: d'ailleurs un cordonnier Génois qui demeuroit près de là vint à mon aide, et ils furent obligés de se retirer.

J'écris ceci pour servir d'avertissement aux voyageurs qui, comme moi, auroient affaire à des Grecs. Tous ceux avec qui j'ai eu à traiter ne m'ont laissé que de la défiance. J'ai trouvé plus de loyauté en Turquie. Ce peuple n'aime point les chrétiens qui obéissent à l'église de Rome; la soumission qu'il a faite depuis à cette église étoit plus intéressée que sincère. [Footnote: En 1438, Jean Paléologue II vint en Italie pour réunir l'église Grecque avec la Latine, et la réunion eut lieu l'année suivante au concile de Florence. Mais cette démarche n'étoit de la part de l'empereur, ainsi que le remarque la Brocquière, qu'une opération politique dictée par l'intérêt, et qui n'eut aucune suite. Ses états se trouvoient dans une situation si déplorable, et il étoit tellement pressé par les Turcs, qu'il cherchoit à se procurer le secours des Latins; et c'est dans cet espoir qu'il étoit venu leurrer le pape. Cette époque de 1438 est remarquable pour notre voyage. Elle prouve que la Brocquière, puisqu'il la cite, le publia postérieurement à cette année-là.] Aussi m'a-t-on dit que, peu avant mon passage, le pape, dans un concile général, les avoit déclarés schismatiques et maudits, en les dévouant à être esclaves de ceux qui étoîent esclaves. [Footnote: Fait faux. Le concile général qui eut lieu peu avant le passage de l'auteur par Constantinople est celui de Bále en 1431. Or, loin d'y maudire et anathématiser les Grecs, on s'y occupa de leur réunion. Cette prétendue malédiction étoit sans doute un bruit que faisoient courir dans Constantinople ceux qui ne vouloient pas de rapprochement, et le voyageur le fait entendre par cette expression, l'on m'a dit.]

Péra est une grande ville habitée par des Grecs, par des Juifs et par des Génois. Ceux-ci en sont les maîtres sous le duc de Milan, qui s'en dit le seigneur; ils y ont un podestat et d'autres officiers qui la gouvernent à leur manière. On y fait un grand commerce avec les Turcs; mais les Turcs y jouissent d'un droit de franchise singulier: c'est que si un de leurs esclaves s'échappe et vient y chercher un asile, on est obligé de le leur rendre. Le port est le plus beau de tous ceux que j'ai vus, et même de tous ceux, je crois, que possèdent les chrétiens, puisque les plus grosses caraques Génoises peuvent venir y mettre échelle à terre. Mais comme tout le monde sait cela, je m'abstiens d'en parler. Cependant il m'a semblé que du côté de la terre, vers l'église qui est dans le voisinage de la porte, à l'extrémité du havre, il y a un endroit foible.

Je trouvai à Péra un ambassadeur du duc de Milan, qu'on appeloit messire Benedicto de Fourlino. Le duc, qui avoit besoin de l'appui de l'empereur Sigismond contre les Vénitiens, et qui voyoit Sigismond embarrassé à défendre des Turcs son royaume de Hongrie, envoyoit vers Amurat une ambassade pour négocier un accommodement entre les deux princes.

Messire Benedicto me fit, en l'honneur de monseigneur de Bourgogne, beaucoup d'accueil; il me conta même que, pour porter dommage aux Vénitiens, il avoit contribué à leur faire perdre Salonique, prise sur eux par les Turcs; et certes en cela il fit d'autant plus mal que depuis j'ai vu des habitans de cette ville renier Jésus-Christ pour embrasser la loi de Mahomet.

Il y avoit aussi à Péra un Napolitain nommé Piètre de Naples avec qui je me liai. Celui-ci se disoit marié dans la terre du prêtre Jean, et il fit des efforts pour m'y emmener avec lui. Au reste, comme je le questionnai beaucoup sur ce pays, il m'en conta bien des choses que je vais écrire. J'ignore s'il me dit vérité ou non, mais je ne garantis rien.

Nota. La manière dont notre voyageur annonce ici la relation du Napolitain, annonce combien peu il y croyoit; et en cela le bon sens qu'il a montré jusqu'à présent ne se dément pas. Ce récit n'est en effet qu'un amas de fables absurdes et de merveilles révoltantes qui ne méritent pas d'être citées, quoiqu'on les trouve également dans certains auteurs du temps. Laissons l'auteur reprendre son discours.

Deux jours après mon arrivée à Péra je traversai le havre pour aller à Constantinople et visiter cette ville.

C'est une grande et spacieuse cité, qui a la forme d'un triangle. L'un des côtés regarde le détroit que nous appelons le Bras-de-Saint-George; l'autre a au midi un gouffre (golfe) assez large, qui se prolonge jusqu'à Galipoly. Au nord est le port.

Il existe sur la terre, dit-on, trois grandes villes dont chacune renferme sept montagnes; c'est Rome, Constantinople et Antioche. Selon moi, Rome est plus grande et plus arrondie que Constantinople. Pour Antioche, comme je ne l'ai vue qu'en passant, je ne puis rien dire sur sa grandeur; cependant ses montagnes m'ont paru plus hautes que celles des deux autres.

On donne à Constantinople, dans son triangle, dix-huit milles de tour, dont un tiers est situé du côté de terre, vers le couchant. Elle a une bonne enceinte de murailles, et surtout dans la partie qui regarde la terre. Cette portion, qu'on dit avoir six milles d'une pointe à l'autre, a en outre un fossé profond qui est en glacis, excepté dans un espace de deux cents pas, à l'une de ses extrémités, près du palais appelé la Blaquerne; on assure même que les Turcs ont failli prendre la ville par cet endroit foible Quinze ou vingt pieds en avant du fosse est une fausse braie d'un bon et haut mur.

Aux deux extrémités de ce côté il y avoit autrefois deux beaux palais qui, si l'on en juge par les ruines et les restes qui en subsistent encore, étoient très-forts. On m'a conté qu'ils ont été abattus par un empereur dans une circonstance où, prisonnier du Turc, il courut risque de la vie. Celui-ci exigeoit qu'il lui livrât Constantinople, et, en cas de refus, il menaçoit de le faire mourir. L'autre répondit qu'il préféroit la mort à la honte d'affliger la chrétienté par un si grand malheur, et qu'après tout sa perte ne seroit rien en comparaison de celle de la ville. Quand le Turc vit qu'il n'avanceroit rien par cette voie, il lui proposa la liberté, à condition que la place qui est devant Sainte-Sophie seroit abattue, ainsi que les deux palais. Son projet étoit d'affoiblir ainsi la ville, afin d'avoir moins de peine à la prendre. L'empereur consentit à la proposition, et la preuve en existe encore aujourd'hui.

Constantinople est formée de diverses parties séparées: de sorte qu'il y a plus de vide que de plein. Les plus grosses caraques peuvent venir mouiller sous ses murs, comme à Péra; elle a en outre dans son intérieur un petit havre qui peut contenir trois ou quatre galères. Il est au midi, près d'une porte où l'on voit une butte composée d'os de chrétiens qui, après la conquête de Jérusalem et d'Acre, par Godefroi de Bouillion, revenoient par le détroit. A mesure que les Grecs les passoient, ils les conduisoient dans cette place, qui est éloignée et cachée, et les y égorgeoient. Tous quoiqu'en très-grand nombre, auroient péri ainsi, sans un page qui, ayant trouvé moyen de repasser en Asie, les avertit du danger qui les menaçoit: ils se répandirent le long de la mer Noire, et c'est d'eux, à ce qu'on prétend, que descendent ces peuples gros chrétiens (d'un christianisme grossier) qui habitent là: Circassiens, Migrelins, (Mingreliens), Ziques, Gothlans et Anangats. Au reste, comme ce fait est ancien, je n'en sais rien que par ouï-dire.

Quoique la ville ait beaucoup de belles églises, la plus remarquable, ainsi que la principale, est celle de Sainte-Sophie, où le patriarche se tient, et autres gens comme chanonnes (chanoines). Elle est de forme ronde, située près de la pointe orientale, et formée de trois parties diverses; l'une souterraine, l'autre hors de terre, la troisième supérieure à celle-ci. Jadis elle étoit entourée de cloîtres, et avoit, dit-on, trois milles de circuit; aujourd'hui elle est moins étendue, et n'a plus que trois cloîtres, qui tous trois sont pavés et revêtus en larges carreaux de marbre blanc, et ornés de grosses colonnes de diverses couleurs. [Footnote: Deux de ces galeries ou portiques, que l'auteur appelle cloîtres, subsistent encore aujourd'hui, ainsi que les colonnes. Celles-ci sont de matières différentes, porphyre, marbre, granit, etc.; et voilà pourquoi le voyageur, qui n'étoit pas naturaliste, les représente comme étant de couleurs diverses.] Les portes, remarquables par leur largeur et leur hauteur, sont d'airain.

Cette église possède, dit on, l'une des robes de Notre-Seigneur, le fer de la lance qui le perça, l'éponge dont il fut abreuvé, et le roseau qu'on lui mit en main. Moi je dirai que derrière le choeur on m'a montré les grandes bandes du gril où fut rôti Saint-Laurent, et une large pierre en forme de lavoir, sur laquelle Abraham fit manger, dit-on, les trois anges qui alloient détruire Sodome et Gomorre.

J'étois curieux de savoir comment les Grecs célébroient le service divin, et en conséquence je me rendis à Sainte-Sophie un jour où le patriarche officoit. L'empereur y assistoit avec sa femme, sa mère et son frère, despote de Morée. [Footnote: Cet empereur étoit Jean Paléologue II; son frère, Démétrius, despote ou prince du Péloponnèse; sa mère, Irène, fille de Constantin Dragasès, souverain d'une petite contrée de la Macédoine; sa femme, Marié Comnène, fille d'Alexis, empereur de Trébisonde.] On y représenta un mystère, dont le sujet étoit les trois enfans que Nabuchodonosor fit jeter dans la fournaise. [Footnote: Ces farces dévotes étoient d'usage alors dans l'église Grecque, ainsi que dans la Latine. En France on les appeloit mystères, et c'est le nom que le voyageur donne à celle qu'il vit dans Sainte-Sophie.]

L'impératrice, fille de l'empereur de Traséonde (Trébisonde), me parut une fort belle personne. Cependant, comme je ne pouvois la voir que de loin, je voulus la considérer de plus près: d'ailleurs j'étois curieux de savoir comment elle montoit à cheval; car elle étoit venue ainsi à l'église, accompagnée seulement de deux dames, de trois vieillards, ministres d'état, et de trois de ces hommes à qui les Turcs confient la garde de leurs femmes (trois eunuques). Au sortir de Sainte-Sophie elle entra dans un hôtel voisin pour y dîner; ce qui m'obligea d'attendre là qu'elle sortît, et par conséquent de passer toute la journée sans boire ni manger.

Elle parut enfin. On lui apporta un banc sur lequel elle monta. On fit approcher du banc son cheval, qui étoit superbe et couvert d'une selle magnifique. Alors un des veillards prit le long manteau qu'elle portoit, et passa de l'autre côté du cheval, en le tenant étendu sur ses mains aussi haut qu'il pouvoit. Pendent ce temps elle mit le pied sur l'étrier, elle enfourcha le cheval comme le font les hommes, et dès qu'elle fut en selle le vieillard lui jeta le manteau sur les épaules; après quoi il lui donna un de ces chapeaux longs, à pointe, usités en Grèce, et vers l'extrémité duquel étoient trois plumes d'or qui lui séyoient très-bien.

J'étois si près d'elle qu'on me dit de m'èloigner: ainsi je pus la voir parfaitement. Elle avoit aux oreilles un fermail (anneau) large et plat, orné de plusieurs pierres précieuses, et particulièrement de rubis. Elle me parut jeune, blanche, et plus belle encore que dans l'église; en un mot, je n'y eusse trouvé rien à redire si son visage n'avoit été peint, et assurément elle n'en avoit pas besoin.

Les deux dames montèrent à cheval en même temps qu'elle; elles étoient belles aussi, et portoient comme elle manteau et chapeau. La troupe retourna au palais de la Blaquerne.

Au devant de Sainte Sophie est une belle et immense place, entourée de murs comme un palais, et où jadis on faisoit des jeux. [Footnote: L'hippodrome Grec, aujourd'hui l'atméïdan des Turcs.] J'y vis le frère de l'empereur, despote de Morée, s'exercer avec une vingtaine d'autres cavaliers. Chacun d'eux avoit un arc: ils couroient à cheval le long de l'enceinte, jetoient leurs chapeaux en avant; puis, quand ils l'avoient dépassé, ils tiroient par derrière, comme pour le percer, et celui d'entre eux dont la flèche atteignoit le chapeau de plus près étoit réputé le plus habile. C'est-là un exercice qu'ils ont adopté des Turcs, et c'est un de ceux auxquels ils cherchent à se rendre habiles.

De ce côté, près de la pointe de l'angle, est la belle église de Saint-George, qui a, en face de la Turquie, [Footnote: Il s'agit ici de la Turquie d'Asie. On n'avoit point encore donné ce nom aux provinces que les Turcs possedoient en Europe.] une tour à l'endroit où le passage est le plus étroit.

De l'autre côté, à l'occident, se voit une très-haute colonne carrée portant des caractères tracés, et sur laquelle est une statue de Constantin, en bronze. Il tient un sceptre de la main gauche, et a le bras droit et la main étendus vers la Turquie et le chemin de Jérusalem, comme pour marquer que tout ce pays étoit sous sa loi.

Près de cette colonne il y en a trois autres, placées sur une même ligne, et d'un seul morceau chacun. Celles-ci portoient trois chevaux dorés qui sont maintenant à Venise. [Footnote: Ils sont maintenant à Paris, et il y en a quatre.]

Dans la jolie église de Panthéacrator, occupée par des religieux caloyers, qui sont ce que nous appellerions en France moines de l'Observance, on montre une pierre ou table de diverses couleurs que Nicodème avott fait tailler pour placer sur son tombeau, et qui lui servit à poser le corps de Notre-Seigneur quand il le descendit de la croix. Pendant ce temps la Vierge pleuroit sur le corps; mais ses larmes, au lieu d'y rester, tombèrent toutes sur la pierre, et on les y voit toutes encore. D'abord je crus que c'étoient des gouttes de cire, et j'y portai la main pour les tâter; je me baissai ensuite, afin de la regarder horizontalement et à contre jour, et me sembla que c'estoient gouttes d'eau engellées. C'est là une chose que plusieurs personnes ont pu voir comme moi.

Dans la même église sont les tombeaux de Constantin et de sainte Hélène sa mère, placés chacun à la hauteur d'environ huit pieds, sur une colonne qui se termine comme un diamant pointu à quatre faces. On dit que les Vénitiens, pendant qu'ils eurent à Constantinople une grande puissance, tirèrent du tombeau de sainte Hélène son corps, qu'ils emportèrent à Venise, où il est encore tout entier. Ils tentèrent, dit-on, la même chose pour celui de Constantin, mais ils ne purent en venir à bout; et le fait est assez vraisemblable, puisqu'on y voit encore deux gros morceaux brisés à l'endroit qu'on vouloit rompre. Les deux tombeaux sont couleur de jaspre sur le vermeil, comme une brique (de jaspe rouge).

On montre dans l'église de Sainte-Apostole un tronçon de la colonne à laquelle fut attaché Notre-Seigneur pour être battu de verges chez Pilate. Ce morceau, plus grand que la hauteur d'un homme, est de la même pierre que deux autres que j'ai vus, l'une à Rome, l'autre à Jérusalem; mais ce dernier excède en grandeur les deux autres ensemble.

Il y a encore dans la même église, et dans des cercueils de bois, plusieurs corps saints qui sont entiers: les voit qui veut. L'un d'eux avoit eu la tête coupée; on lui en a mis une d'un autre saint Au reste les Grecs ne portent point à ces reliques le même respect que nous. Il en est de même pour la pierre de Nichodème et la colonne de Notre-Seigneur: celle-ci est seulement couverte d'une enveloppe en planches, et posée debout près d'un pilier, à main droite quand on entre dans l'église par la porte de devant.

Parmi les belles églises je citerai encore comme une des plus remarquables celle qu'on nomme la Blaquerne, parce-qu'elle est près du palais impérial, et qui, quoique petite et mal couverte, a des peintures avec pavé et revêtemens en marbre. Je ne doute pas qu'il n'y en ait plusieurs autres également dignes d'être vantées; mais je n'ai pu les visiter toutes. Les marchands (marchands Latins) en ont une où tous les jours on dit la messe à la romaine. Celle-ci est vis-à-vis le passage de Péra.

La ville a des marchands de plusieurs nations; mais aucune n'y est aussi puissante que les Vénitiens. Ils y ont un baille (baile) qui connoît seul de toutes leurs affaires, et ne dépend ni de l'empereur ni de ses officiers. C'est-là un privilège qu'ils possèdent depuis longtemps: [Footnote: Depuis la conquête de l'empire d'Orient par les Latins, en 1204, conquête à laquelle les Vénitiens avoient contribué en grande partie.] on dît même que par deux fois ils ont, avec leurs galères, sauvé des Turcs la ville; pour moi je croy que Dieu l'a plus gardée pour les saintes reliques qui sont dedans que pour autre chose.

Le Turc y entretient aussi un officier pour le commerce qu'y font ses sujets, et cet officier est, de même que le baile, indépendant de l'empereur; ils y ont même le droit, quand un de leurs esclaves s'échappe et s'y réfugie, de le redemander, et l'empereur est obligé de le leur rendre.

Ce prince est dans une grande sujétion du Turc, puisque annuellement il lui paie, m'à-t-on dit, un tribut de dix mille ducats; et cette somme est uniquement pour Constantinople: car au-delà de cette ville il ne possède rien qu'un château situé à trois lieues vers le nord, et en Grèce une petite cité nommée Salubrie.

J'étois logé chez un marchand Catalan. Cet homme ayant dit à l'un des gens du palais que j'étoîs à monseigneur de Bourgogne, l'empereur me fit demander s'il étoit vrai que le duc eût pris la pucelle, ce que les Grecs ne pouvoient croire. [Footnote: La pucelle d'Orléans, après avoir combattu avec gloire les Anglais et le duc de Bourgogne ligués contre la France, avoit été faite prisonnière en 1430, par un officier de Jean de Luxembourg, général des troupes du duc, puis vendue par Jean aux Anglais, qui la firent brûler vive l'année suivante. Cette vengeance atroce avoit retenti dans toute l'Europe. A Constantinople le bruit public l'attribuoit au duc; mais les Grecs ne pouvoient croire qu'un prince chrétien eût été capable d'un pareille horreur, et leur sembloit, dit l'auteur, que c'estoit une chose impossible.] Je leur en dys la vérité tout ainsi que la chose avoit esté; de quoy ils furent bien esmerveilliés.

Le jour de la Chandeleur, les marchands me prévinrent que, l'après-dinée, il devoit y avoir au palais un office solennel pareil à celui que nous faisons ce jour-là; et ils m'y conduisirent. L'emperenr étoit à l'extrémité d'une salle, assis sur une couche (un coussin): l'impératrice vit la cérémonie d'une pièce supérieure; et sont les chappellains qui chantent l'office, estrangnement vestus et habilliés, et chantent par cuer, selon leurs dois.

Quelques jours après, on me mena voir également une fête qui avoit lieu pour le mariage d'un des parens de l'empereur. Il y eut une joute à la manière du pays, et cette joute me parut bien étrange. La voici:

Au milieu d'une place on avoit planté, en guise de quintaine, un grand pieu auquel étoit attachée une planche large de trois pieds, sur cinq de long. Une quarantaine de cavaliers arrivèrent sur le lieu sans aucune pièce quelconque d'armure, et sans autre arme qu'un petit bâton.

D'abord ils s'amusèrent à courir les uns après les autres, et cette manoeuvre dura environ une demi-heure. On apporta ensuite soixante à quatre-vingts perches d'aune, telles et plus longues encore que celles dont nous nous servons pour les couvertures de nos toits en chaume. Le marié en prit une le premier, et il courut ventre à terre vers la planche, pour l'y briser. Elle plioit et branloit dans sa main; aussi la rompit-il sans effort. Alors s'élevèrent des cris de joie, et les instrumens de musique, qui étoient des nacaires, comme chez les Turcs, se firent entendre. Chacun des autres cavaliers vint de même prendre sa perche et la rompre. Enfin le marié en fit lier ensemble deux, qui à la vérité n'étoient pas trop fortes, et il les brisa encore sans se blesser. [Footnote: La Brocquière devoit trouver ces joutes ridicules, parce qu'il étoit accoutumé aux tournois de France, où des chevaliers tout couverts de fer se battoient avec des épées, des lances, des massues, et où très-fréquemment il y avoit des hommes tués, blessés ou écrasés sous les pieds des chevaux. C'est ce qui lui fait dire par deux fois que dans la joute des perches il n'y eut personne de blessé.] Ainsi finit la fête, et chacun retourna chez soi sain et sauf. L'empereur et son épouse étoient à une fenêtre pour la voir.

Je m'étois proposé de partir avec ce messire Bénédict de Fourlino, qui, comme je l'ai dit, étoit envoyé en ambassade vers le Turc par le duc de Milan. Il avoit avec lui un gentilhomme du duc, nommé Jean Visconti, sept autres personnes, et dix chevaux de suite, parce que, quand on voyage en Grèce, il faut porter sans exception tout ce dont on peut avoir besoin.

Je sortis de Constantinople le 23 Janvier 1433, et traversai d'abord Rigory, passage jadis assez fort, et formé par une vallée dans laquelle s'avance un bras de mer qui peut bien avoir vingt milles de longueur. Il y avoit une tour que les Turcs ont abattue. Il y reste un pont, une chaussée et un village de Grecs. Pour arriver à Constantinople par terre on n'a que ce passage, et un autre un peu plus bas que celui-ci, plus fort encore, et sur une rivière qui vient là se jeter dans la mer.

De Rigory j'allai à Thiras, habité pareillement par des Grecs, jadis bonne ville, et passage aussi fort que le précédent, parce qu'il est formé de même par la mer. A chaque bout du pont étoit une grosse tour. La tour et la ville, tout a été détruit par les Turcs.

De Thiras je me rendis à Salubrie. Cette ville, située à deux journées de Constantinople, a un petit port sur le golfe, qui s'étend depuis ce dernier lieu jusqu'à Galipoly. Les Turcs n'ont pu la prendre, quoique du côté de la mer elle ne soit pas forte. Elle appartient à l'empereur, ainsi que le pays jusque-là; mais ce pays, tout ruiné, n'a que des villages pauvres.

De là je vins à Chourleu, jadis considérable, détruit par les Turcs et peuplé de Turcs et de Grecs;

De Chourleu a Mistério, petite place fermée: il n'y a que des Grecs, avec un seul Turc à qui son prince l'a donnée;

De Mistério à Pirgasy, où il ne demeure que des Turcs, et dont les murs sont abattus;

De Pirgasy à Zambry, également détruite;

De Zambry à Andrenopoly (Andrinople), grande ville marchande, bien peuplée, et située sur une très-grosse rivière qu'on nomme la Marisce, à six journées de Constantinople. C'est la plus forte de toutes celles que le Turc possède dans la Grèce, et c'est celle qu'il habite le plus volontiers. Le seigneur ou lieutenant de Grèce (le gouverneur) y fait aussi son séjour, et l'on y trouve plusieurs marchands Vénitiens, Catalans, Génois et Florentins. Depuis Constantînople jusque là, le pays est bon, bien arrosé, mais mal peuplé; il a des vallées fertiles, et produit de tout, excepté du bois.

Le Turc étoit à Lessère, grosse ville en Pyrrhe, près du lieu de Thessalie où se livra la bataille entre César et Pompée, et messire Benedicto prit cette route pour se rendre auprès de lui. Nous passâmes la Marisce en bateaux, et rencontrâmes, a peu de distance, cinquante de ses femmes, accompagnées d'environ seize eunuques, qui nous apprirent qu'ils les conduisoient à Andrinople, où lui-même se proposoit de venir bientôt.

J'allaià Dymodique, bonne ville, fermée d'une double enceinte de murailles. Elle est fortifiée d'un côté par une rivière, et de l'autre par un grand et fort château construit sur une hauteur presque ronde, et qui, dans son circuit, peut bien renfermer trois cents maisons. Le château a un donjon où le Turc, m'a-t-on dit, tient son trésor.

De Dymodique je me rendis à Ypsala, assez grande ville, mais totalement détruite, et où je passai la Marisce une seconde fois. [Footnote: Ici le copiste écrit la Maresce, plus haut il avoit mis Maresche, et plus haut encore Marisce. Ces variations d'orthographe sont infiniment communes dans nos manuscrits, et souvent d'une phrase à l'autre. J'en ai fait la remarque dans mon discours préliminaire.] Elle est à deux journées d'Andrinople. Le pays, dans tout cet espace, est marécageux et difficile pour les chevaux.

Ayne, au-delà d'Ypsala, est sur la mer, à l'embouchure de la Marisce, qui a bien en cet endroit deux milles de large. Au temps de Troye-la-Grant, ce fut une puissante cité, qui avoit son roi: maintenant elle a pour seigneur le frère du seigneur de Matelin, qui est tributaire du Turc.

Sur une butte ronde on y voit un tombeau qu'on dit être celui de Polydore, le plus jeune des fils de Priam. Le père, pendant le siège de Troie, avoit envoyé son fils au roi d'Ayne, avec de grands trésors; mais, après la destruction de la ville, le roi, tant par crainte des Grecs que par convoitise des trésors, fit mourir le jeune prince.

A Ayne je passai la Marisce sur un gros bâtiment, et me rendis à Macry, autre ville maritime à l'occident de la première, et habitée de Turcs et de Grecs. Elle est près de l'ile de Samandra, qui appartient au seigneur d'Ayne, et elle paroit avoir été autrefois très-considérable; maintenant tout y est en ruines, à l'exception d'une partie du château.

Caumissin, qu'on trouve ensuite après avoir traversé une montagne, a de bons murs, qui la rendent assez forte, quoique petite. Elle est sur un ruisseau, en beau et plat pays, fermé par d'autres montagnes à l'occident, et ce pays s'étend, dans un espace de cinq à six journées, jusqu'à Lessère.

Missy fut également et forte et bien close: mais une partie de ses murs sont abattus; tout y a été détruit, et elle n'a point d'habitans.

Péritoq, ville ancienne et autrefois considérable, est sur un golfe qui s'avance dans les terres d'environ quarante milles, et qui part de Monte-Santo, où sont tant de caloyers. Elle a des Grecs pour habitans, et pour défense de bonnes murailles, qui cependant sont entamées par de grandes brêches. De là, pour aller à Lessère, le chemin est une grande plaine. C'est près de Lessère, dit-on, que se livra la grande bataille de Thessale (de Pharsale).

Je n'allai point jusqu'à cette dernière ville. Instruits que le Turc étoit en route, nous l'attendîmes à Yamgbatsar, village construit par ses sujets. Il n'arriva que le troisième jour. Son escorte, quand il marchoit, étoit de quatre à cinq cents chevaux; mais comme il aimoit passionnément la chasse au vol, la plus grande partie de cette troupe étoit composée de fauconniers et d'ostriciers (autoursiers), gens dont il faisoit un grand cas, et dont il entretenoit, me dit-on, plus de deux mille. Avec ce goût il ne faisoit que de petites journées, et ses marches n'étoient pour lui qu'un objet d'amusement et de plaisir.

Il entra dans Yamgbatsar avec de la pluie, n'ayant pour cortége qu'une cinquantaine de cavaliers avec douze archers, ses esclaves, qui marchoient à pied devant lui. Son habillement étoit une robe de velours cramoisi, fourrée de martre zibeline, et sur la tête il portoit, comme les Turcs, un chapeau rouge; mais, pour se garantir de la pluie, par-dessus sa robe il en avoit mis une autre de velours, en guise de manteau, selon la mode du pays.

Il campa sous un pavillon qu'on avoit apporté; car nulle part on ne trouve à loger, nulle part on ne trouve de vivres que dans les grandes villes, et, en voyage, chacun est obligé de porter tout ce qui lui est nécessaire. Pour lui, il avoit un grand train de chameaux et d'autres bêtes de somme.

L'après-dinée il sortit pour aller prendre un bain, et je le vis à mon aise. Il étoit à cheval, avec son même chapeau et sa robe cramoisie, accompagné de six personnes à pied; je l'entendis même parler à ses gens, et il me parut avoir la parole lourde. C'est un prince de vingt-huit à trente ans, qui déja devient très-gras.

L'ambassadeur lui fit demander par un des siens s'il pourroit avoir de lui une audience et lui offrir les présens qu'il apportoit. Il fit réponse qu'allant à ses plaisirs il ne vouloit point entedre parler d'affaires; que d'ailleurs ses bayschas (bachas) étoient absens, et que l'ambassadeur n'avoit qu'à les attendre ou aller l'attendre lui-même dans Andrinople.

Messire Bénédict prit ce dernier parti. En conséquence nous retournâmes à Caumissin, et de là, après avoir repassé la montagne dont j'ai parlé, nous vînmes gagner un passage formé par deux hautes roches entre lesquelles coule une rivière. Pour le garder on avoit construit sur l'une des roches un fort château nommé Coulony, qui maintenant est détruit presque en entier. La montagne est en partie couverte de bois, et habité par des hommes méchans et assassins.

J'arrivai ainsi à Trajanopoly, ville bâtie par un empereur nommé Trajan, lequel fit beaucoup de choses dignes de mémoire. Il étoit fits de celui qui fonda Andrénopoly. Les Sarrasins disent qu'il avoit une oreille de mouton. [Footnote: Trajanopoly ne fut point nommée ainsi pour avoir été construite, par Trajan, mais parce qu'il y mourut. Elle existoit avant lui, et se nommoit Sélinunte.

Adrien ne fut pas le père de Trajan, mais au contraire son fils adoptif, et c'est par-là qu'il devint son successeur.

Andrinople n'a pas plus été fondée par Adrien que Trajanopoly par Trajan. Un tremblement de terre l'avoit ruinée; il la fit rebâtir et lui donna son nom. On doit excuser ces erreurs dans un auteur du quinzième siècle. Quant à l'oreille de mouton, il en parle comme d'une fable de Sarrasins.]

Sa ville, qui étoit très-grande, est dans le voisinage de la mer et de la Marisce. On n'y voit plus que des ruines, avec quelques habitans. Elle a une montagne au levant et la mer au midi. L'un des ses bains porte le nom d'eau sainte.

Plus loin est Vyra, ancien château qu'on a demoli en plusieurs endroits. Un Grec m'a dit que l'église avoit trois cents chanoines. Le choeur en subsiste encore, et les Turcs en ont fait une mosquée. Ils ont aussi construit autour du château une grande ville, peuplée maintenant par eux et par des Grecs. Elle est sur une montagne près de la Marisce.

Au sortir de Vyra nous recontrâmes le seigneur (gouverneur) de la Grèce, qui, mandé par le Turc, se rendoit apprès de lui avec une troupe de cent vingt chevaux. C'est un bel homme, natif de Bulgarie, et qui a été esclave de son maître; mais comme il a le talent de bien boire, le dit maître lui a donné le gouvernement de Grèce, avec cinquante mille ducats de revenu.

Dymodique, où je revins, me parut plus belle et plus grande encore qu'à mon premier passage; et s'il est vrai que le Turc y a déposé son trésor, assurément il a raison.

Nous fûmes obligés de l'attendre onze jours dans Adrinople. Enfin il arriva le premier de carême. Le grand calife (le muphti), qui est chez eux ce qu'est le pape chez nous, alla au-devant de lui avec tous les notables de la ville: ce qui formoit une troupe très-nombreuse. Il en étoit déja assez près lorsqu'ils le rencontrèrent, et néanmoins il s'arrêta pour boire et manger, envoya en avant une partie de ces gens, et n'y entra qu'à la nuit.

J'ai eu occasion de me lier, pendant mon séjour à Andrinople, avec plusieurs personnes qui avoient vécu à sa cour, et qui, à portée de le bien connoître, m'ont donné sur lui quelques détails; et d'abord, moi qui l'ai vu plusieurs fois, je dirai que c'est un petit homme, gros et trapu, à physionomie Tartare, visage large et brun, joues élevées, barbe ronde, nez grand et courbé, petits yeux; mais il est, m'a-t-on dit, doux, bon, libéral, distribuant volontiers seigneuries et argent.

Ses revenus sont de deux millions et demi de ducats, y compris vingt-cinq mille qu'il perçoit en tributs. [Footnote: Il y a ici erreur de copiste sur ces vingt-cinq mille ducats de tributs; la somme est trop foible. On verra plus bas que le despote de Servie en payoit annuellement cinquante mille à lui seul.] D'ailleurs, quand il leve une armée, non seulement elle ne lui coûte rien; mais il y gagne encore, parce que les troupes qu'on lui amène de Turquie en Grèce [Footnote: J'ai déja remarqué que l'auteur appelle Turquie les états que possédoient en Asie les Turcs, et qu'il désigne sous le nom de Grèce ceux qu'ils avoient en-deçà du détroit, et que nous nommons aujourd'hui Turquie d'Europe.] paient à Gallipoly le comarch, qui est de trois aspres par homme et de cinq par cheval. Il en est de même au passage de la Dunoë (du Danube). D'ailleurs, quand ses soldats vont en course et qu'ils font des esclaves, il a le droit d'en prendre un sur cinq, à son choix.

Cependant il passe pour ne point aimer la guerre, et cette inculpation me paroît assez fondée. En effet il a jusqu'à présent éprouvé de la part de la chrétienté si peu de resistance que s'il vouloit employer contre elle la puissance et les revenus dont il jouit, ce lui seroit chose facile d'en conquérir une très grande partie. [Footnote: Le Sultan dont la Brocquière fait ici mention, et qu'il a désigné ci-devant sous le non d'Amourat-Bay, est Amurat II, l'un des princes Ottomans les plus célèbres. L'histoire cite de lui plusieurs conquêtes qui à la vérité sont la plupart postérieures au temps dont parle ici la relation. S'il n'en a point fait davantage, c'est qu'il eut en tête Huniade et Scanderberg. D'ailleurs sa gloire fut éclipsée par celle de son fils, le fameux Mahomet II, la terreur des chrétiens, surnommé le grand par sa nation, et qui, vingt ans après, en 1453, prit Constantinople, et détruisit le peau qui subsistoit encore de l'empire Grec.]

Un de ses goûts favoris est la chasse aux chiens et aux oiseaux. Il a, dit-on, plus de mille chiens et plus de deux mille oiseaux dressés, et de diverses espèces; j'en ai vu moi-même une très-grande partie.

Il aime beaucoup à boire, et aime ceux qui boivent bien. Pour lui, il va sans peine jusqu'à dix ou douze grondils de vin: ce qui fait six ou sept quartes. [Footnote: La quarte s'appeloit ainsi, parce qu'elle étoit le quart du chenet, qui contenoit quatre pots et une pinte. Le pot étoit de deux pintes, et par conséquent la quarte faisoit deux bouteilles, plus un demi-setier; et douze grondils, vingt-trois bouteilles.] C'est quand il a bien bu qu'il devient libéral et qu'il distribue ses grands dons: aussi ses gens sont-ils très-aises de le voir demander du vin. L'année dernière il y eut un Maure qui s'avisa de venir le prêcher sur cet objet, et qui lui représenta que cette liqueur étant défendue par le prophète, ceux qui en buvoient n'étoient pas de bons Sarrasins: pour toute réponse il le fit mettre en prison, puis chasser de ses états, avec défense d'y jamais remettre les pieds.

Au goût pour les femmes il joint celui des jeunes garçons. Il a trois cents des premières et une trentaine des autres; mais il se plaît devantage avec ceux-ci. Quand ils sont grands il les récompense par de riches dons et des seigneuries: il y en a un auquel il a donné en mariage l'une de ses soeurs, avec vingt-cinq mille ducats de revenu.

Certains personnes font monter son trésor à un demi-million de ducats, d'autres à un million. Il en a en outre un second, qui consiste en esclaves, en vaisselle, et principalement en joyaux pour ses femmes. Ce dernier article est estimé seul un million d'or. Moi, je suis convaincu que s'il tenoit sa main fermée pendant un an, et qu'il s'abstint de donner ainsi à l'aveugle, il épargneroit un million de ducats sans faire tort à personne.

De temps en temps il fait de grands exemples de justice bien remarquables; ce qui lui procure d'être parfaitement obéi tant dans son intérieur qu'au-dehors. D'ailleurs il sait maintenir son pays dans un excellent état de défense, et il n'emploie vis-à-vis de ses sujets Turcs ni taille ni aucun genre d'extorsion. [Footnote: Ceci est une satire indirecte des gouvernemens d'Europe, où chaque jour les rois, et même les seigneurs particuliers, vexoient ce qu'ils appéloient leurs hommes ou leurs sujets par des tailles arbitraires et des milliers d'impôts dont les noms étoient aussi bizarres que l'assiette et la perception en étoient abusives.]

Sa maison est composée de cinq mille personnes tant à pied qu'à cheval; mais à l'armée il n'augmente en rien leurs gages: de sorte qu'en guerre il ne depense pas plus qu'en paix.

Ses principaux officiers sont trois baschas ou visiers-bachas (visirs-bachas.) Le visir est un conseiller; le bâcha, une sorte de chef ou ordonnateur. Ces trois personnages sont chargés de tout ce qui concerne sa personne ou sa maison, et on ne peut lui parler que par leur entremise. Quand il est en Grèce, c'est le seigneur de Grèce (le gouverneur) qui a l'inspection sur les gens de guerre; quand il est en Turquie, c'est le seigneur de Turquie.

Il a donné de grandes seigneuries; mais il peut les retirer à son gré. D'ailleurs ceux auxquels il les accorde sont tenus de le servir en guerre avec un certain nombre de troupes à leurs frais. C'est ainsi que, tous les ans, ceux de Grèce lui fournissent trente mille hommes qu'il peut employer et conduire par-tout où bon lui semble; et ceux de Turquie dix mille, auxquels il n'a que des vivres à fournir. Veut-il former une armée plus considérable, la Grèce seule, m'a-t-on dit, peut alors lui donner cent vingt mille hommes; mais ceux-ci, il est obligé de les soudoyer. La paie est de cinq aspers pour un fantassin, de huit pour un cavalier.

Cependant j'ai entendu dire que sur ces cent vingt mille hommes il n'y en avoit que la moitié, c'est-à-dire les gens de cheval, qui fussent en bon état, bien armés de tarquais et d'épée; le reste est composé de gens de pied mal équippés. Celui d'entre eux qui a une épée n'a point d'arc, celui qui a un arc n'a ni épée ni arme quelconque, beaucoup même n'ont qu'un bâton. Et il en est ainsi des piétons que fournit la Turquie: la moitié n'est armée que de bâtons; cependant ces piétons Turcs sont plus estimés que les Grecs, et meilleurs soldats.

D'autres personnes dont je regarde le témoignage comme véritable m'ont dit depuis que les troupes qu'annuellement la Turquie est obligée de fournir quand le seigneur veut former son armée, montent à trente mille hommes, et celles de Grèce à vingt mille, sans compter deux ou trois mille esclaves qui sont à lui, et qu'il arme bien.

Parmi ces esclaves il y a beaucoup de chrétiens. Il y en a aussi beaucoup dans les troupes Grecques: les uns Albaniens, les autres Bulgares ou d'autres contrées. C'est ainsi que dans la dernière armée de Grèce il se trouva trois mille chevaux de Servie, que le despote de cette province envoya sous le commandement d'un de ses fils. C'est bien à regret que tous ces gens-là viennent le servir; mais ils n'oseroient refuser.

Les bâchas arrivèrent à Andrinople trois jours après leur seigneur, et ils y amenoient avec eux une partie de ses gens et de son bagage. Ce bagage consiste en une centaine de chameaux et deux cent cinquante, tant mulets que sommiers, parce que la nation ne fait point usage de chariots.

Messire Bénédict, qui desiroit avoir de lui une audience, fit demander aux bachas s'il pouvoit les-voir, et ils répondirent que non. La raison de ce refus etoit qu'ils avoient bu avec leur seigneur, et qu'ils etoient ivres ainsi que lui. Cependant ils envoyèrent le lendemain chez l'ambassadeur pour le prévenir qu'ils étoient visibles, et il se rendit aussitôt chez chacun d'eux avec des présens: telle est la coutume; on ne peut leur parler sans apporter quelque chose, et il en est de même pour les esclaves qui gardent leurs portes. Je l'accompagnai dans cette visite.

Le jour suivant, dans l'après-dînée, ils lui firent dire qu'il pouvoit venir au palais. Il monta aussitôt à cheval pour s'y rendre avec sa suite, et je me joignis à elle: mais nous étions tous à pied; lui seul avoit un cheval.

Devant la cour nous trouvâmes une grande quantité d'hommes et de chevaux. La porte étoit gardée par une trentaine d'esclaves sous le gouvernement d'un chef, et armés de bâtons. Si quelqu'un se présente pour entrer sans permission, ils lui disent de se retirer; s'il insiste, ils le chassent à coups de bâton.

Ce que nous appelons la cour du roi, les Turcs l'appellent porte du seigneur. Toutes les fois que le seigneur reçoit un message ou ambassade, ce qui lui arrive presque tous les jours, il fait porte. Faire porte est pour lui ce qu'est pour nos rois de France tenir état royal et cour ouverte, quoique cependant il y ait entre les deux cérémonies beaucoup de différence, comme je le dirai tout-à-l'heure.

Quand l'ambassadeur fut entré on le fit asseoir près de la porte avec beaucoup d'autres personnes qui attendoient que le maître sortit de sa chambre pour faire porte. D'abord les trois bachas entrèrent avec le gouverneur de Grèce et autres qu'ils appellent seigneurs. Sa chambre donnoit sur une très-grande cour. Le gouverneur alla l'y attendre. Il parut.

Son vêtement étoit, selon l'usage, une robe de satin cramoisi, par-dessus laquelle il en avoit, comme manteau, une autre de satin vert à figures, fourrée de martre zibeline. Ses jeunes garçons l'accompagnoient; mais ils ne le suivirent que jusqu'à l'entrée de la pièce, et rentrèrent. Il ne resta près de lui qu'un petit nain et deux jeunes gens qui faisoient les fous. [Footnote: L'usage l'avoir des nains et des fous étoit très ancien dans les cours d'Orient. Il avoît passé avec les croisades dans celles des princes chretiens d'Europe, et dura en France, pour les fous, jusqu'à Louis XIV.]

Il traversa l'angle de la cour, et vint dans une galerie où l'on avoit préparé un siège pour lui. C'étoît une sorte de couche couverte en velours (un sopha), où il avoit quatre ou cinq degrés à monter. Il alla s'y asseoir à la manière Turque, comme nos tailleurs quand ils travaillent, et aussitôt les trois bachas vinrent prendre place à peu de distance de lui. Les autres officiers qui dans ces jours-là font partie de son cortège entrèrent également dans la galerie, et ils allèrent se ranger le long des murs, aussi loin de lui qu'ils le purent. En dehors, mais en face, étoient assis vingt gentilshommes Valaques, détenus à sa suite comme otages du pays. Dans l'intérieur de la salle on avoit placé une centaine de grands plats d'étain, qui chacun contenoient une pièce de mouton et du riz.

Quand tout le monde fut placé on fit entrer un seigneur du royaume de Bossène (Bosnie), lequel prétendoit que la couronne de ce pays lui apparteroit: en conséquence il étoit venu en faire hommage au Turc et lui demander du secours contre le roi. On le mena prendre place auprès des bachas; on introduisit ses gens, et l'on fit venir l'ambassadeur du duc de Milan.

Il partit suivi de ses présens, qu'on alla placer près des plats d'étain. Là, des gens préposés pour les recevoir, les purent et les levèrent au-dessus de leurs têtes aussi haut qu'ils le purent, afin que le seigneur et sa cour pussent les voir. Pendant ce temps, messire Bénédict avançoit lentement vers la galerie. Un homme de distinction vint au-devant de lui pour l'y introduire. En entrant il fit une révérence sans ôter l'aumusse qu'il avoit sur la tête; arrivé près des degrés, il en fit une autre très-profonde.

Alors le seigneur se leva: il descendit deux marches pour s'approcher de l'ambassadeur et le prit par la main. Celui-ci voulut lui baiser la sienne; mais il s'y refusa, et demanda par la voie d'un interprète Juif qui savoit le Turc et l'Italien, comment se portoit son bon frère et voisin le duc de Milan. L'ambassadeur répondit à cette question; après quoi on le mena prendre place près du Bosnien, mais à reculons, selon l'usage, et toujours le visage tourné vers le prince.

Le seigneur attendit, pour se rasseoir, qu'il fût assis. Alors les diverses personnes de service qui étoient dans la salle se mirent par terre, et l'introducteur qui l'avoit fait entrer alla nous chercher, nous autres qui formions sa suite, et il nous plaça près des Bosniens.

Pendant ce temps on attachoit au seigneur une serviette en soie; on plaçoit devant lui une pièce de cuir rouge, ronde et mince, parce que leur coutume est de ne manger que sur des nappes de cuir; puis on lui apporta de la viande cuite, sur deux plats dorés. Lorsqu'il fut servi, les gens de service allèrent prendre les plats d'étain dont j'ai parlé, et ils les distribuèrent par la salle aux personnes qui s'y trouvoient: un plat pour quatre. Il y avoit dans chacun un morceau de mouton et du riz clair, mais point de pain et rien à boire. Cependant j'aperçus dans un coin de la cour un haut buffet à gradins qui portoit un peu de vaisselle, et au pied duquel étoit un grand vase d'argent en forme de calice. Je vis plusieurs gens y boire; mais j'ignore si c'étoit de l'eau ou du vin.

Quant à la viande des plats, quelques-uns y goûtèrent; d'autres, non: mais, avant qu'ils fussent tous servis, il fallut desservir, parce que le maitre n'avoit point voulu manger. Jamais il ne prend rien en public, et il y a très-peu de personnes qui puissent se vanter de l'avoir entendu parler, ou vu manger ou boire.

Il sortit, et alors se firent entendre des ménestrels (musiciens) qui étoient dans la cour, près du buffet. Ils touchèrent des instrumens et chantèrent des chansons de gestes, dans lesquelles ils célébroient les grandes actions des guerriers Turcs. A mesure que ceux de la galerie entendoient quelque chose qui leur plaisoit, ils poussoient à leur manière des cris épouvantables. J'ignorois quels étoient les instrumens dont on jouoit: j'allai dans la cour, et je vis qu'ils étoient à cordes et fort grands, Les ménestrels vinrent dans la salle, où ils mangèrent ce qui s'y trouvoit. Enfin on desservit: chacun se leva, et l'ambassadeur se retira sans avoir dit un mot de son ambassade: ce qui, pour la première audience, est de coutume.

Une autre coutume encore est que quand un ambassadeur a été présenté au seigneur, celui-ci, jusqu'à ce qu'il ait fait sa réponse, lui envoie de quoi fournir à sa dépense; et cette somme est de deux cents aspers. Le lendemain donc un des gens du trésorier, celui-là même qui étoit venu prendre messire Bénédict pour le conduire à la cour, vint lui apporter la somme: mais peu après les esclaves qui gardent là porte vinrent chercher ce qu'en pareil cas il est d'usage de leur donner, et au reste ils se contentent de peu.

Le troisième jour, les bachas lui firent savoir qu'ils étoient prêts à apprendre de lui le sujet qui l'amenoit. Il se rendit aussitôt à la cour, et je l'y accompagnai. Déja le maître avoit tenu son audience; il venoit de se retirer, et les bachas seuls étoient restés avec le béguelar ou seigneur de Grèce. Quand nous eûmes passé la porte nous les trouvâmes tous quatre assis en dehors de la galerie, sur un pièce de bois qui se trouvoit là. Ils envoyèrent dire à l'ambassadeur d'approcher. On mit par terre, devant eux, un tapis, et ils l'y firent asseoir comme un criminel qui est devant son juge. Cependant il y avoit dans le lieu une assez grande quantité de monde.

Il leur exposa le sujet de sa mission, qui consistoit, m'a-t-on dit, à prier leur maitre, de la part du duc de Milan, de vouloir bien abandonner à l'empereur Romain Sigismond la Hongrie, la Valaquie, toute la Bulgarie jusqu'à Sophie, le royaume de Bosnie, et la partie qu'il possédoit d'Albanie dépendante d'Esclavonie. Ils répondirent qu'ils ne pouvoient pour le moment en instruire leur seigneur, parce qu'il étoit occupé; mais que dans dix jours ils feroient connoitre sa réponse, s'il la leur avoit donnée. C'est encore là une chose d'usage, que dès le moment où un ambassadeur est annoncé tel, il ne peut plus parler au prince; et ce règlement a lieu depuis que le grand-père de celui-ci a péri de la main d'un ambassadeur de Servie. L'envoyé étoit venu solliciter auprès de lui quelque adoucissement en faveur de ses compatriotes, que le prince vouloit réduire en servitude. Désespéré de ne pouvoir rien obtenir, il le tua, et fut lui-même massacré à l'instant. [Footnote: Le grand-père d'Amurath II est Bajazet I'er, qui mourut prisonnier de Tamerlan, soit qu'il ait été traite avec égards par son vainqueur, comme le veulent certains écrivains, soit qu'il ait péri dans une cage de fer, comme le prétendent d'autres: ainsi l'historiette de l'ambassadeur de Servie ne peut le regarder. Mais on lit dans la vie d'Amurath I'er, père de Bajazet, et par conséquent bisaleul d'Amurath II, un fait qui a pu donner lieu à la fable de l'assassinat. Ce prince, en 1389, venoit de remporter sur le despote de Servie une victoire signalée dans laquelle il l'avoit fait prisonnier, et il parcouroit le champ de bataille quand, passant auprès d'un soldat Tréballien blessé à mort, celui-ci le reconnoit, ranime ses forces et le poignarde.

Selon d'autres auteurs, le despote, qui se nommoit Lazare ou Eléazar Bulcowitz, se voit attaqué par une puissante armée d'Amurath. Hors d'état de résister, il emploie la trahison: il gagne un des grands seigneurs de sa cour, qui feint de passer dans le parti du sultan, et l'assassine. (Ducange, Familiæ Bisant p. 334.)

Enfin, selon une autre relation, Amurath fut tué dans le combat; mais Lazare, fait prisonnier par les Turcs, est par eux coupé en morceaux sur le cadavre sanglant de leur maître.

Il paroit, d'après le récit de là Brocquière, que la version de l'assassinat du sultan par le Servien est la véritable. C'est au moins ce que paroissent prouver les précautions prises à la cour Ottomane contre les ambassadeurs étrangers. Aujourd'hui encore, quand ils paroissent devant le souverain, on les tient par la manche.]

Le dixième jour, nous allâmes à la cour chercher réponse. Le seigneur étoit, comme la première fois, sur son siége; mais il n'y avoit avec lui dans la galerie que ceux de ses gens qui lui servoient à manger. Je n'y vis ni buffet, ni ménestrels, ni le seigneur de Bosnie, ni les Valaques; mais seulement Magnoly, frère du duc de Chifalonie (Céphalonie), qui se conduit envers le prince comme un serviteur bien respectueux. Les bachas eux-même étoient en dehors, debout et fort loin, ainsi que la plupart des personnes que j'avois vues autrefois dans l'intérieur; encore leur nombre étoit-il beaucoup moindre.

On nous fit attendre en dehors. Pendant ce temps, le grand cadi, avec ses autres associés, rendoit justice à la porte extérieure de la cour, et j'y vis venir devant lui des chrétiens étrangers pour plaider leur cause. Mais quand le seigneur se leva, les juges levèrent aussi leur séance, et se retirèrent chez eux.

Pour lui, je le vis passer avec tout son cortége dans la grande cour; ce que je n'avois pu voir la première fois. Il portait une robe de drap d'or, verte et peu riche, et il me parut avoir la démarche vive.

Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, les bachas, assis, comme la fois précédente, sur la pièce de bois, firent venir l'ambassadeur. Leur réponse fut que leur maitre le chargeoit de saluer pour lui son frère le duc de Milan; qu'il desireroit faire beaucoup en sa faveur, mais que sa demande en ce moment n'étoit point raisonnable; que, par égard pour lui, leur dit seigneur s'étoit souvent abstenu de faire dans le royaume de Hongrie de grandes conquêtes, qui d'ailleurs lui eussent peu coûté, et que ce sacrifice devoit suffire; que ce seroit pour lui chose fort dure de rendre ce qu'il avoit gagné par l'épée; que, dans les circonstances présentes, lui et ses soldats n'avoient, pour occuper leur courage, que les possessions de l'empereur, et qu'ils y renoncoient d'autant moins que jusqu'alors ils ne s'étoient jamais trouvés en présence sans l'avoir battu ou vu fuir, comme tout le monde le savoit.

En effet, l'ambassadeur étoit instruit de ces détails. A la dernière défaite qu'éprouva Sigismond devant Couloubath, il avoit été témoin de son désastre; il avoit même, la veille de la bataille, quitté son camp pour se rendre auprès du Turc. Dans nos entretiens il me conta sur tout cela beaucoup de particularités. Je vis également deux arbalétriers Génois qui s'étoient trouvés à ce combat, et qui me racontérent comment l'empereur et son armée repassèrent le Danube sur ces galères.

Après avoir reçu la réponse des bachas, l'ambassadeur revint chez lui; mais à peine y étoit-il arrivé qu'il reçut, de la part du seigneur, cinq mille aspres avec une robe de camocas cramoisi, doublée de boccassin jaune. Trente-six aspres valent un ducat de Venise; mais sur les cinq mille le trésorier qui les délivra en retint dix par cent pour droits de sa charge.

Je vis aussi pendant mon séjour à Andrinople un présent d'un autre genre, fait également par le seigneur à une mariée, le jour de ses noces. Cette mariée étoit la fille du béguelarbay, gouverneur de la Grèce, et c'étoit la fille d'un des bachas qui, accompagnée de trente et quelques autres femmes, avoit été chargée de le présenter. Son vêtement étoit un tissu d'or cramoisi, et elle avoit le visage couvert, selon l'usage de la nation, d'un voile très-riche et ornée de pierreries. Les dames portoient de même de magnifiques voiles, et pour habillement les unes avoient des robes de velours cramoisi, les autres des robes de drap d'or sans fourrures. Toutes étoient à cheval, jambe de-ça, jambe de là, comme des hommes, et plusieurs avoient de superbes selles.

En ayant et à la tete de la troupe marchoient treize ou quatorze cavaliers et deux ménestrels, également à cheval, ainsi que quelques autres musiciens qui portoient une trompette, un très-grand tambour et environ huit paires de timbales. Tout cela faisoit un bruit affreux. Après les musiciens venoit le présent, et après le présent, les dames.

Ce présent consistoit en soixante-dix grands plateaux d'etain chargés de différentes sortes de confitures et de compotes, et vingt-huit autres dont chacun portoit un mouton écorché. Les moutons étoient peints en blanc et en rouge, et tous avoient un anneau d'argent suspendu au nez et deux autres aux oreilles.

J'eus occasian de voir aussi dans Andrinople des chaînes de chrétiens qu'on amenoit vendre. Ils demandoient l'aumône dans les rues. Mais le coeur saigne quand on songe à tout ce qu'ils souffrent de maux.

Nous quittâmes la ville le 12 de Mars, sous la conduite d'un esclave que le seigneur avoit donné à l'ambassadeur pour l'accompagner. Cet homme nous fut en route d'une grande utilité, surtout pour les logemens; car par-tout où il demandoit quelque chose pour nous, à l'instant on s'empressoit de nous l'accorder.

Notre première journée fut à travers un beau pays, en remontant le long de la Marisce, que nous passâmes à un bac. La seconde, quoiqu'avec bons chemins, fut employée à traverser des bois. Enfin nous entrâmes dans le pays de Macédoine. Là je trouvai une grande plaine entre deux montagnes, laquelle peut bien avoir quarante milles de large, et qui est arrosée par la Marisce. J'y rencontrai quinze hommes et dix femmes enchaînés par le cou. C'étoient des habitans du royaume de Bosnie que des Turcs venoient d'enlever dans une course qu'ils avoient faite. Deux d'entre eux les menoient vendre dans Andrinople.

Peu après j'arrivai à Phéropoly, [Footnote: C'est une erreur de copiste: lui-même, quelques lignes plus bas, a écrit l'hélippopoly, et en effet c'est de Philippopoli qu'il est mention.] capitale de la Macédoine, et bâtie par le roi Philippe. Elle est sur la Marisce, dans une grande plaine et un excellent pays, où l'on trouve toutes sortes de vivres et à bon compte. Ce fut jadis une ville considérable, et elle l'est encore. Elle renferme trois montagnes, dont deux sont à une extrémité vers le midi, et l'autre au centre. Sur celle-ci étoit construit un grand château en forme de croissant allongé; mais il a été détruit. On me montra l'emplacement du palais du roi Philippe, qu'on a de même démoli, et dont les murs subsistent encore. Philippopoli est peuplée en grande partie de Bulgares qui tiennent la loi Grégoise (qui suivent la religion Grecque).

Pour en sortir je passai la Marisce sur un pont, et chevauchai pendant une journée toute entière à travers cette plaine dont j'ai parlé; elle aboutit à une montagne longue de seize à vingt milles, et couverte de bois. Ce lieu étoit autrefois infesté de voleurs, et très-dangereux à passer. Le Turc a ordonné que quiconque y habiteroit fut Franc, et en conséquence il s'y est élevé deux villages peuplés de Bulgares, et dont l'un est sur les confins de Bulgarie et de Macédoine. Je passai la nuit dans le premier.

Après avoir traversé la montagne, on trouve une plaine de six milles de long sur deux de large; puis une forêt qui peut bien en avoir seize de longueur; puis une autre grande plaine totalement close de montagnes, bien peuplée de Bulgares, et où l'on a une rivière à traverser. Enfin j'arrivai en trois jours à une ville nommée Sophie, qui fut autrefois très-considérable, ainsi qu'on le voit par les débris de ses murs rasés jusqu'à terre, et qui aujourd'hui encore est la meilleure de la Bulgarie. Elle a un petit château, et se trouve assez près d'une montagne au midi, mais située au commencement d'une grande plaine d'environ soixante milles de long sur dix de large. Ses habitans sont pour la plupart des Bulgares, et il en est de même des villages. Les Turcs n'y forment que le très-petit nombre; ce qui donne aux autres un grand desir de se tirer de servitude, s'ils pouvoient trouver qui les aidât.

J'y vis arriver des Turcs qui venoient de faire une course en Hongrie. Un Génois qui se trouvoit dans la ville, et qu'on nomme Nicolas Ciba, me raconta qu'il avoit vu revenir également ceux qui repassèrent le Danube, et que sur dix il n'y en avoit pas un qui eût à la fois un arc et une épée. Pour moi, je dirai que parmi ceux-ci j'en trouvai beaucoup plus n'ayant ou qu'un arc ou qu'une épée seulement, que de ceux qui eussent les deux armes ensemble. Les mieux fournis portoient une petite targe (bouclier) en bois. En vérité, c'est pour la chrétienté une grande honte, il faut en convenir, qu'elle se laisse subjuguer par de telles gens. Ils sont bien au-dessous de ce qu'on les croit.

En sortant de Sophie je traversai pendant cinquante milles cette plaine dont j'ai fait mention. Le pays est bien peuplé, et les habitans sont des Bulgares de religion Grecque. J'eus ensuite un pays de montagnes, qui cependant est assez bon pour le cheval; puis je trouvai en plaine une très-petite ville nommée Pirotte, située sur la Nissave. Elle n'est point fermée; mais elle a un petit château qui, d'une part est défendu par la rivière, et de l'autre par un marais. Au nord est une montagne. Il n'y a d'habitans que quelques Turcs.

Au-delà de Pirotte on retrouve un pays montagneux; après quoi l'on revient sur ses pas pour se rapprocher de la Nissave, qui traverse une belle vallée entré deux assez hautes montagnes. Au pied d'une des deux étoit la ville d'Ysvourière, aujourd'hui totalement détruite, ainsi que ses murs. On côtoie ensuite la rivière, en suivant la vallée; on trouve une autre montagne dont le passage est difficile, quoiqu'il y passe chars et charrettes. Enfin on arrive dans une vallée agréable qu'arrose encore la Nissave; et après avoir traversé la rivière sur un pont, on entre dans Nisce (Nissa).

Cette ville, qui avoit un beau château, appertenoit au despote de Servie. Le Turc l'a prise de force il y a cinq ans, et il l'a entièrement détruite; elle est dans un canton charmant qui produit beaucoup de riz. Je continuai par-delà Nissa de côtoyer la rivière; et le pays, toujours également beau, est bien garni de villages. Enfin je la passai à un bac, où je l'abandonnai. Alors commencèrent des montagnes. J'eus à traverser une longue forêt fangeuse, et, après dix journées de marche depuis Andrinople, j'arrivai à Corsebech, petite ville à un mille de la Morane (Morave.)

La Morave est une grosse rivière qui vient de Bosnie. Elle, séparé la Bulgarie d'avec la Rascie ou Servie, province qui porte également ces deux noms, et que le Turc a conquise depuis six ans.

Pour Corsebech, il avoit un petit château qu'on a détruit. Il a encore une double enceinte de murs; mais on en a démoli la partie supérieure jusqu'au-dessous des créneaux.

J'y trouvai Cénamin-Bay, capitaine (commandant) de ce vaste pays frontière, qui s'étend depuis la Valaquie jusqu'en Esclavonie. Il passe dans la ville une partie de l'année. On m'a dit qu'il étoit né Grec, qu'il ne boit point de vin, comme les autres Turcs, et que c'est un homme sage et vaillant, qui s'est fait craindre et obéir. Le Turc lui a confié le commandement de cette contrée, et il en possède en seigneurie la plus grande partie. Il ne laisse passer la rivière qu'à ceux qu'il connoît, à moins qu'ils ne soient porteurs d'une lettre du maître, ou, en son absence, du seigneur de la Grèce.

Nous vîmes là une belle personne, genti-femme du royaume de Hongrie, dont la situation nous inspira bien de la pitié. Un renégat Hongrois, homme du plus bas état, l'avoit enlevée dans une course, et il en usoit comme de sa femme. Quand elle nous aperçut elle fondit en larmes; car elle n'avoit pas encore renoncé à sa religion.

Au sortir de Corsebech, je traversai la Morave à un bac, et j'entrai sur les terres du despote de Rassie ou de Servie, pays beau et peuplé. Ce qui est en-deçà de la rivière lui appartient, ce qui se trouve au-delà est au Turc; mais le despote lui paie annuellement cinquante mille ducats de tribut.

Celui-ci possède sur la rivière et aux confins communs de Bulgarie, d'Esclavonie, d'Albanie et de Bosnie, une ville nommée Nyeuberge, qui a une mine portant or et argent tout à la fois. Chaque année elle lui donne plus de deux cent mille ducats, m'ont dit gens qui sont bien instruits: sans cela il ne seroit pas longtemps à être chassé de son pays.

Sur ma route je passai près du château d'Escalache, qui lui appartenoit. C'étoit une forte place, sur la pointe d'une montagne au pied de laquelle la Nissane se jette dans la Morave. On y voit encore une partie des murs avec une tour en forme de donjon; mais c'est tout ce qui en reste.

A cette embouchure des deux rivières le Turc tient habituellement quatre-vingts ou cent fustes, galiottes et gripperies, pour passer, en temps de guerre, sa cavalerie et son armée. Je n'ai pu les voir, parce qu'on ne permet point aux chrétiens d'en approcher; mais un homme digne de foi m'a dit qu'il y a toujours, pour les garder, un corps de trois cents hommes, et que ce corps est renouvelé de deux en deux mois.

D'Escalache au Danube il y a bien cent milles, et néanmoins, dans toute la longueur de cet espace, il n'existe d'autre forteresse ou lieu de quelque défense qu'un village et une maison que Cénaym-Bay a fait construire sur le penchant d'une montagne, avec une mosquée.

Je suivis le cours de la Morave; et, à l'exception d'un passage très-boueux qui dure près d'un mille, et que forme le resserrement de la rivière par une montagne, j'eus beau chemin et pays agréable et bien peuplé. Il n'en fut pas de même à la seconde journée: j'eus des bois, des montagnes, beaucoup de fange; néanmoins le pays continua d'être aussi beau que peut l'être un pays de montagnes. Il est bien garni de villages, et par tout on y trouve tout ce dont on a besoin.

Depuis que nous avions mis le pied en Macédoine, en Bulgarie et en Rassie, sans cesse sur notre passage j'avois trouvé que le Turc faisoit crier son ost, c'est-à-dire qu'il faisoit annoncer que quiconque est tenu de se rendre à l'armée, se tînt prêt à marcher. On nous dit que ceux qui, pour satisfaire à ce devoir, nourrissent un cheval sont exempts du comarch; que ceux des chrétiens qui veulent être dispensés de service paient cinquante aspres par tête, et que d'autres y marchent forcés; mais qu'on les prend pour augmenter le nombre.

L'on me dit aussi, à la cour du despote, que le Turc a partagé entre trois capitaines la garde et défense de ces provinces frontières. L'un, nommé Dysem-Bay, a depuis les confins de la Valaquie jusqu'à la mer Noire; Cénaym-Bay, depuis la Valaquie jusqu'aux confins de Bosnie; et Ysaac-Bay, depuis ces confins jusqu'à l'Esclavonie, c'est-à-dire tout ce qui est par delà la Morave.

Pour reprendre le récit de ma route, je dirai que je vins à une ville, ou plutôt à une maison de campagne nommée Nichodem. C'est là que le despote, a fixé son séjour, parce que le terroir en est bon, et qu'il y trouve bois, rivières et tout ce qu'il lui faut pour les plaisirs de la chasse et du vol, qu'il aime beaucoup.

Il étoit aux champs et alloit voler sur la rivière, accompagné d'une cinquantaine de chevaux, de trois de ses enfans et d'un Turc qui, de la part du maître, étoit venu le sommer d'envoyer à l'armée un de ses fils avec son contingent. Indépendamment du tribut qu'il paie, c'est-là une des conditions qui lui sont imposées. Toutes les fois que le seigneur lui fait passer ses ordres, il est obligé de lui envoyer mille ou huit cents chevaux sous le commandement de son second fils.

Il a donné à ce maitre une de ses filles en mariage, et cependant il n'y a point de jour qu'il ne craigne de se voir enlever par lui ses Etats; j'ai même entendu dire qu'on en avoit voulu inspirer de l'envie à celui-ci, et qu'il avoit répondu: "J'en tire plus que si je les possédois. Dans ce cas je serois obligé de les donner à l'un de mes esclaves, et je n'en aurois rien."

Les troupes qu'il levoit étoient destinées contre l'Albanie, disoit-on. Déjà il en avoit fait passer dans ce pays dix mille; et voilà pourquoi il avoit près de lui si peu de monde à Lessère quand je l'y vis: mais cette première armée avoit été détruite. [Footnote: C'est en effet dans cette même année 1433 que le célèbre Scanderberg, après être rentré par ruse en possession de l'Albanie, dont ses ancêtres étoient souverains, commença contre Amurath cette guerre savante qui le couvrit de gloire et qui ternit les dernières années du sultan.]

Le seigneur despote est un grand et bel homme de cinquante-huit à soixante ans; il a cinq enfans, trois garçons et deux filles. Des garçons, l'un a vingt ans, l'autre quatorze, et tous trois sont, comme leurs pere, d'un extérieur très-agréable. Quant aux filles, l'une est mariée au Turc, l'autre au comte de Seil; mais je ne les ai point vues, et ne puis rien en dire. [Footnote: Le despote dont il s'agit se nommoit George Brancovitz ou Wikovitz. On trouve dans Ducange (Familiæ Bisant p. 336) quelques détails sur lui et sa famille.]

Lorsque nous le rencontrâmes aux champs, ainsi que je l'ai dit, l'ambassadeur et moi nous lui prîmes la main et je la lui baisai, parce que tel est l'usage. Le lendemain nous allâmes le saluer chez lui. Sa cour, assez nombreuse, étoit composée de très-beaux hommes qui portent longs cheveux et longue barbe, vu qu'ils sont de la religion Grecque. Il y avoit dans la ville un évêque et un maître (docteur) en théologie, qui se rendoient à Constantinople, et qui étoient envoyés en ambassade vers l'empereur par le saint concile de Bâle. [Footnote: Ce saint concile, qui finit par citer à son tribunal et déposer le pape, tandis que le pape lui ordonnit de se dissoudre et en convoquoit un autre à Ferrare, puis à Florence, avoit entrepris de réunir l'église Grecque à la Latine; et c'est dans ce dessein qu'il députoit vers l'empereur. Celui-ci se rendit effectivement en Italie, et il signa dans Florence cette réunion politique et simulée dont il a été parlé plus haut.]

De Coursebech j'avois mis deux jours pour venir à Nicodem; de Nicodem à Belgrado j'en mis un demi. Ce ne sont jusqu'à cette dernière ville que grands bois, montagnes et vallées; mais ces valées foisonnent de villages dans lesquels on trouve beaucoup de vivres, et spécialement de bons vins.

Belgrade est en Rascie, et elle appartenoit au despote, mais depuis quatre ans il l'a cédée au roi de Hongrie, parce qu'on a craint qu'il ne la laissât prendre au Turc, comme il a laissé prendre Coulumbach. Cette perte fut un grand malheur pour la chrétienté. L'autre en seroit un plus grand encore, parce que la place est plus forte, et qu'elle peut loger jusqu'à cinq à six mille chevaux. [Footnote: On sera étonné de voir l'auteur, en parlant de la garnison d'une place de guerre, ne faire mention que de chevaux. Ci-dessus, lorsqu'il a spécifié le contingent que le despote étoit obligé de fournir à l'armée Turque, il n'a parlé que de chevaux. Sans cesse il parle de chevaux. C'est qu'alors en Europe on ne faisoit cas que de la gendarmerie, et que l'infanterie ou piétaille, presque toujours mal composée et mal armée, etoit comptée pour trés-peu.]

Le long de ses murs, d'un côté, coule une grosse rivière qui vient de Bosnie, et qu'on nomme la Sanne; de l'autre elle a un château près ququel [sic--KTH] passe le Danube, et là, dans ce Danube; se jette la Sanne. C'est sur la pointe formée par les deux rivières qu'est bâtie la ville.

Dans le pourtour de son enceinte son terrain a une certaine hauteur, excepté du côté de terre, où il est tellement uni qu'on peut par là venir de plain pied jusqu'au bord du fossé. De ce côté encore, il y a un village qui, s'étendant depuis la Sanne jusqu'au Danube, enveloppe la ville à la distance, d'un trait d'arc.

Ce village est habité par des Rascîens. Le jour de Pâques, j'y entendis la messe en langue Sclavonne. Il est dans l'obédience de l'église Romaine, et leurs cérémonies ne diffèrent en rien des nôtres.

La place, forte par sa situation et par ses fossés, tous en glacis, a une enceinte de doubles murs bien entretenus, et qui suivent très-exactement les contours du terrain. Elle est composée de cinq forteresses, dont trois sur le terrain élevé dont je viens de parler, et deux sur la rivière. De ces deux-ci, l'une est fortifiée contre l'autre; mais toutes deux sont commandées par les trois premières.

Il y a aussi un petit port qui peut contenir quinze à vingt galères, et qui est défendu par une tour construite à chacune de ses extrémités. On le ferme avec une chaîne qui va d'une tour à l'autre. Au moins c'est ce qu'on m'a dit; car les deux rives sont si éloignées que moi je n'ai pu la voir.

Je vis sur la Sanne six galères et cinq galiottes. Elles étoient près l'une des cinq forteresses, la moins forte de toutes. Dans cette forteresse sont beaucoup de Rasciens; mais on ne leur permet point d'entrer dans les quatre autres.

Toutes cinq sont bien garnies d'artillerie. J'y ai remarqué sur-tout trois bombardes de métail (canons de bronze) dont deux étoient de deux pièces, [Footnote: La remarque que l'auteur fait ici sur ces trois canons sembleroit annoncer que ceux de bronze étoient rares encore, et qu'on les regardoit comme une sorte de merveille. Louis XI en fit fondre une douzaine, auxquels il donna le nom des douze pairs. (Daniel, Mil. Franc, t. I, p. 825.)] et l'une d'une telle grosseur que jamais je n'en ai vu de pareille: elle avoit quarante-deux pouces de large dedans où la pierre entre (sa bouche avoit quarante-deux pouces de diamètre); mais elle me parut courte pour sa grosseur. [Footnote: La mode alors étoit de faire des pièces d'artillerie d'une grosseur énorme. Peu dé temps après l'époque où écrivoit notre auteur, Mahomet II, assiégeant Constantinople, en employa qui avoient été fondues sur les lieux, et qui portoient, dit on, deux cents livres de balle. La Chronique Scandaleuse et Monstrelet parlent d'une sorte d'obus que Louis XI fit fondre à Tours, puis conduire à Paris, et qui portoit des balles de cinq cents livres. En 1717, le prince Eugène, après sa victoire sur les Turcs, trouva dans Belgrade un canon long de près de vingt-cinq pieds, qui tiroit des boulets de cent dix livres, et dont la charge étoit de cinquante-deux livres de poudre (Ibid p. 323.) C'étoit encore un usage ordinaire de faire les boulets en grès ou en pierre, arrondis et taillés de calibre pour la pièce. Et voilà pourquoi la Brocquière, parlant de l'embouchure du canon, emploie cette expression, "dedens où LA PIERRE entre."]

Le capitaine (commandant) de la place étoit messire Mathico, chevalier de Aragouse (d'Arragon), et il avoit pour lieutenant un sien frère, qu'on appeloit le seigneur frère.

Sur le Danube, deux journées au-dessous de Belgrade, le Turc possède ce château de Coulombach, qu'il a pris au despote. C'est encore une forte place, dit-on, quoique cependant il soit aisé de l'attaquer avec de l'artillerie et de lui fermer tout secours; ce-qui est un grand désavantage. Il y entretient cent fustes pour passer en Hongrie quand il lui plaît. Le capitaine du lieu est ce Ceynam-Bay dont j'ai parlé ci-devant.

Sur le Danube encore, mais à l'opposite de Belgrade, et dans la Hongrie, le despote possède également une ville avec château. Elle lui a été donnée par l'empereur, [Footnote: Sigismond, roi de Bohême et de Hongrie. On prétend que Sigîsmond ne les donna qu'en échange de Belgrade.] avec plusieurs autres, qui lui font un revenu de cinquante mille ducats, et c'étoit à condition qu'il deviendroit son homme [Footnote: Deviendroit son homme. Cette expression de la féodalité du temps indique l'obligation du service militaire et de la fidélité que le vassel devoit à son suzerain.] mais il obéit plus au Turc qu'à l'empereur.

Deux jours après mon arrivée dans Belgrade j'y vis entrer vingt-cinq hommes armés à la manière du pays, que le gouverneur comte Mathico y faisoit venir pour demeurer en garnison. On me dit que c'étoient des Allemands pour garder la place, tandis qu'on avoit si près des Hongrois, et des Serviens. On me répondit que les Serviens, étant sujets et tributaires du Turc, on se garderoit bien de la leur confier; et que quant aux Hongrois, ils le redoutoient tant que s'il paroissoit, ils n'oseroient la défendre contre lui, quelque forte qu'elle fût. Il falloit donc y appeler des étrangers; et cette mesure devenoit d'autant plus nécessaire que c'étoit la seule place que l'empereur possédât pour passer sur l'autre rive du Danube, ou pour le repasser en cas de besoin.

Ce discours m'étonna beaucoup; il me fit faire des réflexions sur l'étrange sujettion où le Turc tient la Macédoine et la Bulgarie, l'empereur de Constantinople et les Grecs, le despote de Rascie et ses sujets. Cette dépendance me parut chose lamentable pour la chrétienté. Et comme j'ai vécu avec les Turcs, que je connois leur manière de vivre et de combattre, que j'ai hanté des gens notables qui les ont vus de près dans leurs grandes entreprises, je me suis enhardi à écrire, selon mes lumières, quelque chose sur eux, et à montrer, sauf correction de la part de ceux qui sont plus instruits que moi, comment il est possible de reprendre les états dont ils se sont emparés, et de les battre sur un champ de bataille.

Et d'abord, pour commencer par leur personnel, je dirai que ce sont d'assez beaux hommes, portant tous de longues barbes, mais de moyenne taille et de force médiocre. Je sais bien que, dans le langage ordinaire, on dit fort comme un Turc; cependant j'ai vu une infinité de chrétiens qui, dans les choses où il faut de la force, l'emportoient sur eux; et moi-même, qui ne suis pas des plus robustes, j'en ai trouvé, lorsque les circonstances exigeoient quelque travail, de plus foibles que moi encore.

Ils sont gens diligens, se lèvent matin volontiers, et vivent de peu en compagne; se contentant de pain mal cuit, de chair crue séchée au soleil, de lait soit caillé soît non caillé, de miel, fromage, raisins, fruits, herbages, et même d'une poignée de farine avec laquelle ils feront un brouet qui leur suffira pour un jour à six ou huit. Ont-ils un cheval ou un chameau malade sans espoir de guérison, ils lui coupent la gorge et le mangent. J'en ai été témoin maintes fois. Pour dormir ils ne sont point embarassés, et couchent par terre.

Leur habillement consiste en deux ou trois robes de coton l'une sur l'autre, et qui descendent jusqu'aux pieds. Par-dessus celles-là ils en portent, en guise de manteau, une autre de feutre qu'on nomme capinat. Le capinat, quoique léger, résiste à la pluie, et il y en a de très-beaux et de très-fins. Ils ont des bottes qui montent jusqu'aux genoux, et de grandes braies (caleçons), qui pour les uns sont de velours cramoisi, pour d'autres de soie, de futaine, d'étoffes communes. En guerre ou en route, pour n'être point embarrassés de leurs robes, ils les relèvent et les enferment dans leurs caleçons; ce qui leur permet d'agir librement.

Leurs chevaux sont bons, coûtent peu à nourir, courent bien et longtemps; mais ils les tiennent très-maigres et ne les laissent manger que la nuit, encore ne leur donnent-ils alors que cinq ou six jointées d'orge et le double de paille picade (hachée): le tout mis dans une besace qu'ils leur pendent aux oreilles. Au point du jour, ils les brident, les nettoient, les étrillent; mais ils ne les font boire qu'à midi, puis l'après-diner, toutes les fois qu'ils trouvent de l'eau, et le soir quand ils logent ou campent; car ils campent toujours de bonne heure, et près d'une rivière, s'ils le peuvent. Dans cette dernière circonstance ils les laissent bridés encore pendant une heure, comme les mules. Enfin vient un moment où chacun fait manger le sien.

Pendant la nuit ils les couvrent de feutre ou d'autres étoffes, et j'ai vu de ces couvertures qui étoient très-belles; ils en ont même pour leurs lévriers, [Footnote: Le mot lévrier n'avoit pas alors l'acception exclusive qu'il a aujourd'hui; il se prenoit pour le chien de chase ordinaire.] espèce dont ils sont très-curieux, et qui chez eux est belle et forte, quoiqu'elle ait de longues oreilles pendantes et de longues queues feuillées (touffues), que cependant elle porte bien.

Tous leurs chevaux sont Hongres: ils n'en gardent d'entiers que quelques-uns pour servir d'étalons, mais en si petit nombre que je n'en ai pas vu un seul. Du reste ils les sellent et brident à la jennette. [Footnote: Les mors et les selles à la genette avoient été adoptés en France, et jusqu'au dernier siècle ils furent d'usage dans nos manéges. On disoit monter à la genette quand les jambes étoient si courtes que l'éperon portoit vis-à-vis les flancs du cheval. Le mors à la genette étoit celui qui avoit sa gourmette d'une seule pièce et de la forme d'un grand anneau, mis et arrêté au haut de la liberté de la langue.] Leurs selles, ordinairement fort riches, sont très-creuses. Elles n'ont qu'un arçon devant, un autre derrière, avec de courtes étrivières et de larges étriers.

Quant à leurs habillemens de guerre, j'ai été deux fois dans le cas de les voir, à l'occasion des Grecs renégats qui renonçoient à leur religion pour embrasser le Mahométisme: alors les Turcs font une grande fête; ils prennent leurs plus belles armes et parcourent la ville en cavalcade aussi nombreuse qu'il leur est possible. Or dans ces circonstances, je les ai vus porter d'assez belles brigandines (cottes d'armes) pareilles aux nôtres, à l'exception que les écailles en étoient plus petites. Leur garde-bras (brassarts) étoient de même. En un mot ils ressemblent à ces peintures où l'on nous représente les temps de Jules César. La brigandine descend presqu'à mi-cuisse; mais à son extrémité est attachée circulairement une étoffe de soie qui vient jusqu'à mi-jambe.

Sur la tête ils portent un harnois blanc qui est rond comme elle, et qui, haut de plus d'un demi-pied, se termine en pointe. [Footnote: Harnois, dans la langue du temps, étoit un terme général qui signifioit à la fois habillement et armure; ici il désigne une sorte de bonnet devenu arme défensive.] On le garnit de quatre clinques (lames), l'une devant, l'autre derrière, les deux autres sur les côtés, afin de garantir du coup d'épée la face, le cou et les joues. Elles sont pareilles à celles qu'ont en France nos salades. [Footnote: Salades, sorte de casque léger alors en usage, et qui, n'ayant ni visière ni gorgerin, avoit besoin de cette bande de fer en saillie pour défendre le visage.]

Outre cette garniture de tête ils en ont assez communément une autre qu'ils mettent par-dessus leurs chapeaux ou leurs toques: c'est une coiffe de fil d'archal. Il y a de ces coiffes qui sont si riches et si belles qu'elles coûtent jusqu'à quarante et cinquante ducats, tandis que d'autres n'en coûtent qu'un ou deux. Quoique celles-ci soient moins fortes que les autres, elles peuvent résister au coup de taille d'une épée.

J'ai parlé de leurs selles: ils y sont assis comme dans un fauteuil, bien enfoncés, les genoux fort haut et les étriers courts; position dans laquelle ils ne pourroient pas supporter le moindre coup de lance sans être jetés bas.

L'arme de ceux qui ont quelque fortune est un arc, un tarquais, une épée et une forte masse à manche court, dont le gros bout est taillé à plusieurs carnes. Ce bâton a du danger quand on l'assène sur des épaules ou des bras dégarnis. Je suis même convaincu qu'un coup bien appuyé sur une tête armée de salade étourdiroit l'homme.

Plusieurs portent de petits pavois (boucliers) en bois, et ils savent très-bien s'en couvrir à cheval quand ils tirent de l'arc. C'est ce que m'ont assuré gens qui les ont long-temps pratiqués, et ce que j'ai vu par moi-même.

Leur obéissance aux ordres de leur seigneur est sans bornes. Pas un seul n'oseroit les transgresser quand il s'agiroit de la vie, et c'est principalement à cette soumission constante qu'il doit les grandes choses qu'il a exécutées et ces vastes conquêtes qui l'ont rendu maître d'une étendue de pays beaucoup plus considérable que n'est la France.

On m'a certifié que quand les puissances chrétiennes ont pris les armes contre eux, ils ont toujours été avertis à temps. Dans ce cas, le seigneur fait épier leur marche par des hommes qui sont propres à cette fonction, et il va les attendre avec son armée à deux ou trois journées du lieu où il se propose de les combattre. Croit-il l'occasion favorable, il fond sur eux tout-à-coup, et ils ont pour ces circonstances une sorte de marche qui leur est propre. Le signal est donné par un gros tambour. Alors ceux qui doivent être en tête partent les premiers et sans bruit; les autres suivent de même en silence, sans que la file soit jamais interrompue, parce que les chevaux et les hommes sont dressés à cet exercice. Dix mille Turcs, en pareil cas, font moins de tapage que ne feroient cent hommes d'armes chrétiens. Dans leurs marches ordinaires, ils ne vont jamais qu'au pas; mais dans celles-ci ils emploient le galop, et comme d'ailleurs ils sont armés légèrement, ils font du soir au matin autant de chemin qu'en trois de leurs journées communes; et voilà pourquoi ils ne pourroient porter d'armures complètes, ainsi que les Français et les Italiens: aussi ne veulent-ils en chevaux que ceux qui ont un grand pas ou qui galopent long-temps, tandis que nous il nous les faut trottant bien et aisés.

C'est par ces marches forcées qu'ils ont réussi, dans leurs différentes guerres, à surprendre les chrétiens et à les battre si complétement; c'est ainsi qu'ils ont vaincu le duc Jean, à qui Dieu veuille pardonner, [Footnote: Jean, comte de Nevers, surnommé Sans-peur et fils de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Sigismond ayant formé une ligue pour arretêr les conquêtes de Bajazet, notre roi Charles VI lui envoya un corps de troupes dans lequel il y avoit deux mille gentilshommes, et qui étoit conduit par le comte Jean. L'armée chrétienne fut défaite à Nicopolis en 1396, et nos Français tués ou faits prisonniers. On sait qu'avant la bataille, pour se débarrasser de captifs Turcs qu'ils avoient reçus à rançon, ils eurent l'indignité de les égorger, et qu'après la victoire le sultan n'ayant accordé la vie qu'aux principaux d'entre eux, il fit par représailles massacrer devant eux leurs camarades. Jean, devenu duc de Bourgogne, fit lâchement assassiner dans Paris le duc d'Orléans, frère du roi. Il fut tué à son tour par Tannegui du Châtel, ancien officier du duc. On voit par ces faits que la Brocquière avoit grande raison, en parlant de Jean, de demander que Dieu lui pardonnât.] et l'empereur Sigismond, et tout récemment encore cet empereur devant Coulumbach, où périt messire Advis, chevalier de Poulaine (Pologne).

Leur manière de combattre varie selon les circonstances. Voient-ils un lieu et une occasion favorables pour attaquer, ils se divisent en plusieurs pelotons, selon la force de leur troupe, et viennent ainsi assailir par différens côtés. Ce moyen est surtout celui qu'ils emploient en pays de bois et de montagnes, parce qu'ils ont l'art de se réunir sans peine.

D'autres fois ils se mettent en embuscade et envoient à la découverte quelques gens bien montés. Si le rapport est que l'ennemi n'est point sur ses gardes, ils savent prendre leur parti sur-le-champ et tirer avantage des circonstances. Le trouvent-ils en bonne ordonnance, ils voltigent autour de l'armée à la portée du trait, caracollent ainsi en tirant sans cesse aux hommes et aux chevaux, et le font si long-temps qu'enfin ils la mettent en désordre. Si l'on veut les poursuivre et les chasser, il fuient, et se dispersent chacun de leur côté, quand même on ne leur opposeroit que le quart de ce qu'ils sont; mais c'est dans leur fuite qu'ils sont redoutables, et c'est presque toujours ainsi qu'ils ont déconfi les chrétiens. Tout en fuyant ils ont l'àrt de tirer de l'arc si adroitement qu'ils ne manquent jamais d'atteindre le cavalier ou le cheval.

D'ailleurs chacun d'eux porte attaché à l'arçon de sa selle un tabolcan. Si le chef ou quelqu'un des officiers s'aperçoit que l'ennemi qui poursuit est en désordre, il frappe trois coups sur son instrument; chacun de son côté et de loin en loin en fait autant: en un instant tous se rassemblent autour du chef, "comme pourceaux au cry l'un de l'autre," et, selon les circonstances, ils reçoivent en bon ordre les assaillans ou fondent sur eux par pelotons, on les attaquant de toutes parts.

Dans les batailles rangées ils emploient quelquefois une autre sorte de stratagème, qui consiste à jeter des feux à travers les chevaux de la cavalerie pour les épouvanter; souvent encore ils mettent en tête de leur ligne un grand nombre de chameaux ou de dromadaires forts et hardis; ils les chassent en avant sur les chevaux, et y jettent le désordre.

Telles sont les manières de combattre que les Turcs ont jusqu'à présent mises en usage vis-à-vis des chrétiens. Assurément je ne veux point en dire du mal ni les déprécier; j'avouerai au contraire que, dans le commerce de la vie, je les ai trouvés francs et loyaux, et que dans les occasions où il falloit du courage ils se sont bien montrés: mais cependant je n'en suis pas moins convaincu que, pour des troupes bien montées et bien commandées, ce seroit chose peu difficile de les battre; et quant à moi je déclare qu'avec moitié moins de monde qu'eux je n'hésiterois pas à les attaquer.

Leurs armées, je le sais, sont ordinairement de cent à deux cent mille hommes; mais la plupart sont à pied, et la plupart manquent, comme je l'ai dit, de tarquais, de coiffe, de masse ou d'épée; fort peu ont une armure complète.

D'ailleurs ils ont parmi eux un très-grand nombre de chrétiens qui servent forcément: Grecs, Bulgares, Macédoniens, Albanois, Esclavons, Valaques, Rasciens et autres sujets du despote de Rascie. Tous ces gens-là détestent le Turc, parce qu'il les tient dans une dure servitude; et s'ils voyoient marcher en forces contre lui les chrétiens, et sur-tout les Français, je ne doute nullement qu'ils ne lui tournassent le dos et ne le grevassent beaucoup.

Les Turcs ne sont donc ni aussi terribles, ni aussi formidables que je l'ai entendu dire. J'avoue pourtant qu'il faudroit contre eux un général bien obéi, et qui voulût spécialement prendre et suivre les avis de ceux qui connoissent leur manière de faire la guerre. C'est la faute que fit à Coulumbach, m'a-t-on-dit, l'empereur Sigismond lorsqu'il fut battu par eux. S'il avoit voulu écouter les conseils qu'on lui donna, il n'eût point été obligé de lever honteusement le siége, puisqu'il y avoit vingt-cinq à trente mille Hongrois. Ne vit-on pas deux cents arbalêtriers Lombards et Génois arrêter seuls l'effort des ennemis, les contenir, et favoriser sa retraite pendant qu'il s'embarquoit dans les galères qu'il avoit sur le Danube; tandis que six mille Valaques, qui, avec le chevalier Polonois dont j'ai parlé ci-dessus, s'étoient mis à l'écart sur une petite hauteur, furent tous taillés en pièces?

Je ne dis rien sur tout ceci que je n'aie vu ou entendu. Ainsi donc, dans le cas où quelque prince où général chrétien voudroit entreprendre la conquête de la Grèce ou même pénétrer plus avant, je crois que je puis lui donner des renseignemens utiles. Au reste je vais parler selon mes facultés; et s'il m'échappoit chose qui déplût à quelqu'un, je prie qu'on m'excuse et qu'on la regarde comme nulle.

Le souverain qui formeroit un pareil projet devroit d'abord se proposer pour but, non la gloire et la renommée, mais Dieu, la religion, et le salut de tant d'âmes qui sont dans la voie de perdition. Il faudroit qu'il fût bien assuré d'avance du paiement de ses troupes, et qu'il n'eût que des corps bien famés, de bonne volonté, et sur-tout point pillards. Quant aux moyens de solde, ce seroit, je crois, à notre saint-père le pape qu'il conviendroit de les assurer; mais jusqu'au moment où l'on entreroit sur les terres des Turcs on devroit se fair une loi de ne rien prendre sans payer. Personne n'aime à se voir dérober ce qui lui appartient, et j'ai entendu dire que ceux qui l'ont fait s'en sont souvent mal trouvés. Au reste je m'en rapporte sur tous ces détails aux princes et à messeigneurs de leur conseil; moi je ne m'arrête qu'à l'espèce de troupes qui me paroît la plus propre à l'enterprise, et avec laquelle je desirerois être, si j'avois à choisir.

Je voudrois donc, 1°. de France, gens d'armés, gens de trait, archers et arbalêtriers, en aussi grand nombre qu'il seroit possible, et composés comme je l'ai dit ci dessus; 2°. d'Angleterre, mille hommes d'Armes et dix mille archers; 3°. d'Allemagne, le plus qu'on pourroit de gentilshommes et de leurs crennequiniers à pied et a cheval. [Footnote: Cranquiniers, c'étoît le nom qu'en Autriche et dans une partie de l'Allemagne on donnoit aux archers.] Assemblez en gens de trait, archers et crennequiniers quinze à vingt mille hommes de ces trois nations, bien unis; joignéz-y deux à trois cents ribaudequins, [Footnote: Ribaudequins, sortes de troupes légères qui servoient aux escarmouches et représentoient nos tirailleurs d'aujourd'hui.] et je demanderai à Dieu la grace de marcher avec eux et je réponds bien qu'on pourra les mener sans peine de Belgrade à Constantinople.

Il leur suffiroit, ainsi que je l'ai remarqué, d'une armure légère, attendu que le trait Turc n'a point de force. De près, leurs archers tirent juste et vite; mais ils ne tirent point à beaucoup près aussi loin que les nôtres. Leurs arcs sont gros, mais courts, et leurs traits courts et minces. Le fer y est enfoncé dans le bois, et ne peut ni supporter un grand coup, ni faire plaie que quand il trouve une partie découverte. D'après ceci, on voit qu'il suffiroit à nos troupes d'avoir une armure légère, c'est-à-dire un léger harnois de jambes, [Footnote: Harnois de jambes, sorte d'armure défensive en fer qui emboîtoit la jambe, et qu'on nommoit jambards ou grèves.] une légère brigandine ou blanc-harnois, et une salade avec bavière et visière un peu large. [Footnote: J'ai déjà dit que la salade étoit un casque beaucoup moins lourd que le heaume. Il y en avoit qui laissoient le visage totalement découvert; d'autres qui, pour le garantir, portoient en avant une lame de fer; d'autres qui, comme le heaume, le couvroient en entier, haut et bas: ce qu'on appeloit visière et bàvière.] Le trait d'un arc Turc pourrait fausser un haubergon; [Footnote: Haubergeon, cotte de mailles plus légère que le haubert. Etant en mailles, elle pouvoit être faussée plus aisément que la brigandine, qui étoit de fer plein ou en écailles de fer.] mais il sémoussera contre une brigandine ou blanc-harnois.

J'ajouterai qu'en cas de besoin nos archers pourroient se servir des traits des Turcs, et que les leurs ne pourroient se servir des nôtres, parce que la coche n'est pas assez large, et que les cordes de leurs arcs étant de nerfs, sont beaucoup trop grosses.

Selon moi, ceux de nos gens d'armes qui voudroient être à cheval devroient avoir une lance légère à fer tranchant, avec une forte épée bien affilée. Peut-être aussi leur seroit-il avantageux d'avoir une petite hache à main. Ceux d'entre eux qui seroient à pied porteroient guisarme, [Footnote: Guisarme, hache à deux têtes.] ou bon épieu tranchant [Footnote: Epieu, lance beaucoup plus forte que la lance ordinaire.]; mais les uns et les autres auroient les mains armées de gantelets. Quant a ces gantelets, j'avoue que pour moi j'en connois en Allemagne qui sont de cuir bouilli, dont je ferais autant de cas que de ceux qui sont en fer.

Lorsqu'on trouvera une plaine rase et un lieu pour combattre avec avantage on en profitera; mais alors on ne fera qu'un seul corps de bataille. L'avant garde et l'arriere-garde seront employées à former les deux ailes. On entremêlera par-ci par-là tout ce qu'on aura de gens d'armes, à moins qu'on ne préférât de les placer en dehors pour escarmoucher; mais on se gardera bien de placer ainsi les hommes d'armes. En avant de l'armée et sur ses ailes seront épars et semés çà et là les ribaudequins; mais il sera défendu à qui que ce soit, sous peine de la vie, de poursuivre les fuyards.

Les Turcs ont la politique d'avoir toujours des armées deux fois plus nombreuses que celles des chrétiens. Cette supériorité de nombre augmente leur courage, et elle leur permet en même temps de former différens corps pour attaquer par divers côtés à la fois. S'ils parviennent à percer, ils se précipitent en foule innombrable par l'ouverture, et alors c'est un grand miracle si tout n'est pas perdu.

Pour empêcher ce malheur on placera la plus grande quantité de ribaudequins vers les angles du corps de bataille, et l'on tâchera de se tenir serré de manière à ne point se laisser entamer. Au reste, cette ordonnance me paroit d'autant plus facile à garder qu'ils ne sont point assez bien armés pour former une colonne capable par son poids d'une forte impulsion. Leurs lances ne valent rien. Ce qu'ils ont de mieux ce sont leurs archers, et ces archers ne tirent ni aussi loin ni aussi fort que les nôtres.

Ils ont aussi une cavalerie beaucoup plus nombreuse; et leurs chevaux, quoique inférieurs en force aux nôtres, quoique moins capables de porter de lourds fardeaux, courent mieux, escarmouchent plus long-temps et ont plus d'haleine. C'est une raison de plus pour se tenir toujours bien serré, toujours bien en ordre.

Si l'on suit constamment cette méthode ils seront forcés, ou de combattre avec désavantage, et par conséquent de tout risquer, ou de faire retraite devant l'armée. Dans le cas où ils prendroient ce dernier parti, on mettra de la cavalerie à leurs trousses; mais il faudra qu'elle ne marche jamais qu'en bonne ordonnance, et toujours prête à combattre et à les bien recevoir s'ils reviennent sur leurs pas. Avec cette conduite il n'est point douteux qu'on ne les batte toujours. En suivant le contraire, ce seront eux qui nous battront, comme il est toujours arrivé.

On me dira peut-être que rester ainsi en présence et sur la défensive vis-à-vis d'eux, seroit une honte pour nous. On me dira que, vivant de peu et de tout ce qu'ils trouvent, ils nous affameroient bientôt si nous ne sortoins de notre fort pour aller les combattre.

Je répondrai que leur coutume n'est point de rester en place; qu'aujourd'hui dans un endroit, demain éloignés d'une journée et demie, ils reparoissent tout-à-coup aussi vite qu'ils ont disparu, et que, si l'on n'est point continuellement sur ses gardes, on court de gros risques. L'important est donc, du moment où on les a vus, d'être toujours en défiance, toujours prêt à monter à cheval et à se battre.

Si l'on a quelque mauvais pas à passer, on ne manquera pas d'y envoyer des gens d'armes et des gens de trait autant que le lieu permettra d'en recevoir pour combattre, et l'on aura grand soin qu'ils soient constamment en bon ordre de bataille.

Jamais n'envoyez au fourrage, ce seroit autant d'hommes perdus; d'ailleurs vous ne trouveriez plus rien aux champs. En temps de guerre les Turcs font tout transporter dans les villes.

Avec toutes ces précautions, la conquête de la Grèce [Footnote: On a déja vu plus haut que par le mot Grèce l'auteur entend les états que les Turcs possédoient en Europe.] ne sera pas une entreprise extrêmement difficile, pourvu, je le répète, que l'armée fasse toujours corps, qu'elle ne se divise jamais, et ne veuille point envoyer de pelotons à la poursuite de l'ennemi. Si l'on me demande comment on aura des vivres, je dirai que la Grèce et la Rassie ont des rivières navigables, et que la Bulgarie, la Macédoine et les provinces Grecques sont fertiles.

En avançant ainsi toujours en masse, on forcera les Turcs à reculer, et il faudra qu'ils choisissent entre deux extrémités, comme je l'ai déja dit, ou de repasser en Asie et d'abandonner leurs biens, leurs femmes et leurs enfans, puisque le pays n'est point de défense, ainsi qu'on l'a pu voir par la description que j'en ai donnée, ou de risquer une bataille, comme ils l'ont fait toutes les fois qu'ils ont passé le Danube.

Je conclus qu'avec de bonnes troupes composées des trois nations que j'ai nommées, Français, Anglais et Allemands, on sera sûr du succès, et que si elles sont en nombre suffisant, bien unies et bien commandées, elles iront par terre jusqu'à Jerusalem. Mais je reprends mon récit.

Je traversai le Danube à Belgrade. Il étoit en ce moment extraordinairement gonflé, et pouvoit bien avoir douze milles de large. Jamais, de mémoire d'homme, on ne lui avoit vu une crue pareille. Ne pouvant me rendre à Boude (Bude) par le droit chemin, j'allai à une ville champêtre (un village) nommée Pensey. De Pensey j'arrivai par la plaine la plus unie que je connoisse, et après avoir traversé en bac une rivière à Beurquerel, ville qui appartient au despote de Rassie, et où je passai deux autres rivières sur un pont. De Beurquerel je vins à Verchet, qui est également au despote, et là je passai la Tiste (la Teisse), rivière large et profonde. Enfin je me rendis à Ségading (Ségédin) sur la Tiste.

Dans toute la longueur de cette route, à l'exception de deux petits bois qui étoient enclos d'un ruisseau, je n'ai pas vu un seul arbre. Les habitans n'y brûlent que de la paille ou des roseaux qu'ils ramassent le long des rivières ou dans leurs nombreux marécages. Ils mangent, au lieu de pain, des gâteaux tendres; mais ils n'en ont pas beaucoup à manger.

Ségédin est une grande ville champêtre, composée d'une seule rue qui m'a paru avoir une lieue de longueur environ. Elle est dans un terroir fertile, abondant en toutes sortes de denreés. On y prend beaucoup de grues et de bistardes (outardes), et j'en vis un grand marché tout rempli; mais on les y apprête fort malproprement, et on les mange de même. La Teisse fournit aussi quantité de poissons, et nulle part je n'ai vu rivière en donner d'aussi gros.

On y trouxe également une grande quantité de chevaux sauvages à vendre; mais on sait les domter et les apprivoiser, et c'est une chose curieuse à voir. On m'a même assuré que qui en voudroit trois ou quatre mille, les trouveroit dans la ville. Ils sont à si bon marché que pour dix florins de Hongrie on auroit un très-beau roussin (cheval de voyage).

L'empereur, m'a-t-on dit, avoit donné Ségédin à un évêque. J'y vis ce prélat, et me sembla homme de grosse conscience. Les cordelîers ont dans la ville une assez belle église. J'y entendis le service. Ils le font un peu à la Hongroise.

De Ségédin je vins à Paele (Pest), assez bonne ville champêtre sur le Danube, vis-à-vis Bude. D'une ville à l'autre le pays continue d'être, bon et uni. On y trouve une quantité immense de haras de jumens, qui vivent abandonnées à elles-mêmes en pleine campagne, comme les animaux sauvages; et telle est la raison qui fait qu'on en voit tant au marché de Ségédin.

A Pest je traversai le Danube et entrai dans Bude sept jours après mon départ de Belgrade.

Bude, la principale ville de Hongrie, est sur une hauteur beaucoup plus longue que large. Au levant elle a le Danube, au couchant un vallon, et au midi un palais qui commande la porte de la ville, palais qu'a commencé l'empereur, et qui, quand on l'aura fini, sera grand et fort. De ce côté, mais hors des murs, sont de très beaux bains chauds. Il y en a encore au levant, le long du Danube, mais qui ne valent pas les autres.

La ville est gouvernée par des Allemands, tant pour les objets de justice et de commerce que pour ce qui regarde les différentes professions. On y voit beaucoup de Juifs qui parlent bien Français, et dont plusieurs sont de ceux qu'on a chassés de France. J'y trouvai aussi un marchand d'Arras appelé Clays Davion; il faisoit partie d'un certain nombre de gens de métier que l'empereur Sigismond avoit amenés de France. Clays travailloit en haute-lice. [Footnote: Sigismond, dans son voyage en France, avoit été à portée d'y voir nos manufactures, et spécialement celles de Flandre, renommées dès-lors par leurs tapisseries. Il avoit voulu en établir de pareilles dans sa capitale de Hongrie, et avoit engagé des ouvriers de différentes professions à l'y suivre.]

Les environs de Bude sont agréables, et le terroir est fertile en toutes sortes de denrées, et spécialement en vins blancs qui ont un peu d'ardeur: ce qu'on attribue aux bains chauds du canton et au soufre sur lequel les eaux coulent. A une lieue dé la ville se trouve le corps de saint Paul, hermite, qui s'est conservé tout entier.

Je retournai à Pest, où je trouvai également six à huit familles Françaises que l'empereur y avoit envoyées pour construire sur le Danube, et vis-à-vis de son palais une grande tour. Son dessein étoit d'y mettre une chaîne avec laquelle il pût fermer la rivière. On seroit tenté de croire qu'il a voulu en cela imiter la tour de Bourgogne qui est devant le château de l'Ecluse; mais ici je ne crois pas que le projet soit exécutable: la rivière est trop large. J'eus la curiosité d'aller visiter la tour. Elle avoit déja une hauteur d'environ trois lances, et l'on voyoit à l'entour une grande quantité de pierres taillées; mais tout étoit resté là, parce que les premiers maçons qui avoient commencé l'ouvrage étoient morts, disoit-on, et que ceux qui avoient survécu n'en savoient pas assez pour le continuer.

Pest a beaucoup de marchands de chevaux, et qui leur en demanderoit deux mille bons les y trouveroit. Ils les vendent par écurie composée de dix chevaux, et chaque écurie est de deux cents florins. J'en ai vu plusieurs dont deux ou trois chevaux seuls valoient ce prix. Ils viennent la plupart des montagnes de Transylvanie, qui bornent la Hongrie au levant. J'en achetai un qui étoit grand coureur: ils le sont presque tous. Le pays leur est bon par la quantité d'herbages qu'il produit; mais ils ont le défaut d'être un peu quinteux, et spécialement mal aisés à ferrer. J'en ai même vu qu'on étoit alors obligé d'abattre.

Les montagnes dont je viens de parler ont des mines d'or et de sel qui tous les ans rapportent au roi chacune cent mille florins de Hongrie. Il avoit abandonné celle d'or au seigneur de Prusse et au comte Mathico, à condition que le premier garderoit la frontière contre le Turc, et le second Belgrade. La reine s'étoit réservé le revenu de celle du sel.

Ce sel est beau. Il se tire d'une roche et se taille en forme de pierre, par morceaux d'un pied de long environ, carrés, mais un peu convexes en dessus. Qui les verroit dans un chariot les prendroit pour des pierres. On le broie dans un mortier, et il en sort passablement blanc, mais plus fin et meilleur que tous ceux que j'ai goûtés ailleurs.

En traversant la Hongrie j'ai souvent rencontré des chariots qui portoient six, sept ou huit personnes, et où il n'y avoit qu'un cheval d'attelé; car leur coutume, quand ils veulent faire de grandes journées, est de n'en mettre qu'un. Tous ont les roues de derrière beaucoup plus hautes que celles de devant. Il en est de couverts à la manière du pays, qui sont très-beaux et si légers qu'y compris les roues un homme, ce me semble, les porteroit sons peine suspendus à son cou. Comme le pays est plat et très-uni, rien n'empêche le cheval de trotter toujours. C'est à raison de cette égalité de terrain que, quand on y laboure, on fait des sillons d'une telle longueur que c'est une merveille à voir.

Jusqu'à Pest je n'avois point eu de domestique; là je m'en donnai un, et pris à mon service un de ces compagnons maçcons [sic--KTH] Français qui s'y trouvoient. Il étoit de Brai-sur-Sommé.

De retour à Bude j'allai, avec l'ambassadeur de Milan, saluer le grand comte de Hongrie, titre qui répond à celui de lieutenant de l'empereur. Le grand comte m'accueillit d'abord avec beaucoup de distinction, parce qu'à mon habit il me prit pour Turc; mais quand il sut que j'étois chrétien il se refroidit un peu. On me dit que c'étoit un homme peu sûr dans ses paroles, et aux promesses duquel il ne falloit pas trop se fier. C'est un peu là en général ce qu'on reproche aux Hongrois; et, quant à moi, j'avoue que, d'après l'idée que m'ont donnée d'eux ceux que j'ai hantés, je me fierois moins à un Hongrois qu'à un Turc.

Le grand comte est un homme âgé. C'est lui, m'a-t-on dit, qui autrefois arrêta Sigismond, roi de Behaigne (Bohême) et de Hongrie, et depuis empereur; c'est lui qui le mit en prison, et qui depuis l'en tira par accommodement.

Son fils venoit d'épouser une belle dame Hongroise. Je le vis dans une joute qui, à la manière du pays, eut lieu sur de petits chevaux et avec des selles basses. Les jouteurs étoient galamment habillés, et ils portoient des lances fortes et courtes. Ce spectacle est très-agréable. Quand les deux champions se touchent il faut que tous deux, ou au moins l'un des deux nécessairement, tombent à terre. C'est là que l'on connoît sûrement ceux qui savent se bien tenir en selle. [Footnote: En France, pour les tournois et les joutes, ainsi que pour les batailles, les chevaliers montoient de ces grands et fort chevaux qu'on appeloit palefrois. Leurs selles avoient par-devant et par-derrière de hauts arçons qui, par les points d'appui qu'ils leur fournissoient, leur donnoient bien plus de moyens de résister au coup de lance que les petits chevaux et les selles basses des Hongrois; et voilà pourquoi notre auteur dit que c'est dans les joutes Hongroises qu'on peut reconnoître le cavalier qui sait bien se tenir en selle.]

Quand ils joutent à l'estrivée pour des verges d'or, tous les chevaux sont de même hauteur; toutes les selles sont pareilles et tirées au sort, et l'on joute par couples toujours paires, un contre un. Si l'un des deux adversaires tombe, le vainqueur est obligé de se retirer, et il ne joute plus.

Jusqu'à Bude j'avois toujours accompagné l'ambassadeur de Milan; mais, avant de quitter la ville, il me prévint qu'en route il se sépareroit de moi pour se rendre auprès du duc. D'après cette annonce j'allai trouver mon Artésien Clays Davion, qui me donna, pour Vienne en Autriche, une lettre de recommendation adressée à un marchand de sa connoissance. Comme je m'étois ouvert à lui, et que je n'avois cru devoir lui cacher ni mon état et mon nom, ni le pays d'où je venois, et l'honneur que j'avois d'appartenir à monseigneur le duc (duc de Bourgogne), il mit tout cela dans la lettre à son ami, et je m'en trouvai bien.

De Bude je vins à Thiate, ville champêtre où le roi se tient volontiers, me dit-on; puis, à Janiz, en Allemand Jane, ville sur le Danube. Je passai ensuite devant une autre qui est formée par une île du fleuve, et qui avoit été donnée par l'empereur à l'un des gens de monseigneur de Bourgogne, que je crois être messire Rénier Pot. Je passai par celle de Brut, située sur une rivière qui sépare le royaume de Hongrie d'avec le duché d'Autriche. La rivière coule à travers un marais où l'on a construit une chaussée longue et étroite. Ce lieu est un passage d'une grande importance; je suis même persuadé qu'avec peu de monde on pourroit le défendre et le fermer du côté de l'Autriche.

Deux lieues par-delà Brut l'ambassadeur de Milan se sépara de moi: il se rendit vers le duc son maître, et moi à Vienne en Autriche, où j'arrivai après cinq jours de marche.

Entré dans la ville, je ne trouvai d'abord personne qui voulût me loger, parce qu'on me prenoit pour un Turc. Enfin quelqu'un, par aventure, m'enseigna une hôtellerie où l'on consentit à me recevoir. Heureusement pour moi le domestique que j'avois pris à Pest savoit le Hongrois et le haut Allemand, et il demanda qu'on fit venir le marchand pour qui j'avois une lettre. On alla le chercher. Il vint, et non seulement il m'offrit tous ces services, mais il alla instruire monseigneur le duc Aubert, [Footnote: Albert II, duc d'Autriche, depuis empereur, à la mort de Sigismond.] cousin-germain de mondit seigneur qui aussitôt dépêcha vers moi un poursuivant, [Footnote: Poursuivant d'armes, sorte de héraut en usage dans les cours des princes.] et peu après messire Albrech de Potardof.

II n'y avoit pas encore deux heures que j'étois arrivé quand je vis messire Albrech descendre de cheval à la porte de mon logis, et me demander. Je me crus perdu. Peu avant mon départ pour les saints lieux, moi et quelques autres nous l'avions arrêté entre Flandres et Brabant, parce que nous l'avions cru sujet de Phédérich d'Autriche, [Sidenote: Frédéric, duc d'Autriche, empereur après Albert II.] qui avoit défié mondit seigneur; et je ne doutai pas qu'il ne vînt m'arrêter à mon tour, et peut-être faire pis encore.

Il me dit que mondit seigneur d'Autriche, instruit que j'étois serviteur de mondit seigneur le duc, l'envoyoit vers moi pour m'offrir tout ce qui dépendoit de lui; qu'il m'invitoit à le demander aussi hardiment que je le ferois envers mondit seigneur, et qu'il vouloit traiter ses serviteurs comme il feroit les siens même. Messire Albrech parla ensuite en son nom: il me présenta de l'argent, m'offrit des chevaux et autres objets; en un mot il me rendit le bien pour le mal, quoiqu'après tout cependant je n'eusse fait envers lui que ce que l'honneur me permettoit et m'ordonnoit même de faire.

Deux jours après, mondit seigneur d'Autriche m'envoya dire qu'il vouloit me parler; et ce fut encore messire Albrech qui vint me prendre pour lui faire la révérence. Je me présentai à lui au moment où il sortoit de la messe, accompagné de huit ou dix vieux chevaliers notables. A peine l'eus-je salué qu'il me prit la main sans vouloir permetter que je lui parlasse à genoux. Il me fit beaucoup de questions, et particulièrement sur mondit seigneur; ce qui me donna lieu de présumer qu'il l'aimoit tendrement.

C'étoit un homme d'assez grande taille et brun; mais doux et affable, vaillant et libéral, et qui passoit pour avoir toutes sortes de bonnes qualités. Parmi les personnes qui l'accompagnoient étoient quelques seigneurs de Bohème que les Houls en avoient chassés parce qu'ils ne vouloient pas être de leur religion. [Footnote: Houls, Hussites, disciples de Jean Hus (qu'on prononçoit Hous), sectaires fanatiques qui dans ce siècle inondèrent la Bohème de sang, et se rendirent redoutables par leurs armes.]

Il se présenta également à lui un grand baron de ce pays, appelé Paanepot, qui, avec quelques autres personnes, venoit, au nom des Hussites, traiter avec lui et demander la paix. Ceux-ci se proposoient d'aller au secours du roi de Pologne contre les seigneurs de Prusse, et ils lui faisoient de grandes offres, m'a-t-on dit, s'il vouloit les seconder; mais il répondit, m'a-t-on encore ajouté, que s'ils ne se soumettoient à la loi de Jésus-Christ, jamais, tant qu'il seroit en vie, il ne feroit avec eux ni paix ni trêve.

En effet, au temps où il leur parloit les avoit déja battus deux fois. Il avoit repris sur eux toute la Morane (Moravie), et, par sa conduite et sa vaillance, s'étoit agrandi à leurs dépens.

Au sortir de son audience je fus conduite à celle de la duchesse, grande et belle femme, fille de l'empereur, et par lui héritière du royaume de Hongrie et de Bohème, et des autres seigneuries qui en dépendent. Elle venoit tout récemment d'accoucher d'une fille; ce qui avoit occasionné des fêtes et des joutes d'autant plus courues, que jusque-là elle n'avoit point eu d'enfans.

Le lendemain mondit seigneur d'Autriche m'envoya inviter à dîner par messire Albrech, et il me fit manger à sa table avec un seigneur Hongrois et un autre Autrichien. Tous ses gens sont à gages, et personne ne mange avec lui que quand on est en prévenu par son maître d'hôtel.

La table étoit carrée. La coutume est qu'on n'y apporte qu'un plat à la fois, et que celui qui s'en trouve le plus voisin en goûte le premier. Cet usage tient lieu d'essai. [Footnote: Chez les souverains on faisoit l'essai des viandes à mesure qu'on les leur servoit, et il y avoit un officier chargé de cette fonction qui, dans l'origine, avoit été une précaution prise contre le poison.] On servit chair et poisson, et sur-tout beaucoup de différentes viandes fort épicées, mais toujours plat à plat.

Après le dîner on me mena voir les danses chez madame la duchesse. Elle me donna un chapeau de fil d'or et de soie, un anneau et un diamant pour mettre sur ma tête, selon la coutume du pays. Il y avoit là beaucoup de noblesse en hommes et en femmes; j'y vis des gens très-aimables, et les plus beaux cheveux qu'on puisse porter.

Quand j'eus été là quelque temps, un gentilhomme nommé Payser, qui, bien qu'il ne fût qu'écuyer, [Footnote: Qui n'étoit pas encore chevalier.] étoit chambellan et garde des joyaux de mondit seigneur d'Autriche, vint de sa part me prendre pour me les montrer. Il me fit voir la couronne de Bohème, qui a d'assez belles pierreries, et entr'autres un rubis, le plus considérable que j'aie vu. Il m'a paru plus gros qu'une grosse datte; mais il n'est point net, et offre quelques cavités dans le fond desquelles on aperçoit des taches noires.

De là ledit garde me mena voir les waguebonnes, [Footnote: Waguebonne, sorte de chariot ou de tour ambulante pour les combats.] que mondit seigneur avoit fait construire pour combattre les Bohémiens. Je n'en vis aucun qui pût contenir plus de vingt hommes; mais on me dit qu'il y en avoit un qui en porteroit trois cents, et auquel il ne falloit pour le traîner que dix-huit chevaux.

Je trouvai à la cour monseigneur de Valse, gentil chevalier, et le plus grand seigneur de l'Autriche après le duc; j'y vis messire Jacques Trousset, joli chevalier de Zoave (Souabe): mais il y en avoit un autre, nommé le Chant, échanson né de l'Empire, qui, ayant perdu à la bataille de Bar un sien frère et plusieurs de ses amis, et sachant que j'étois à monseigneur le duc, me fit épier pour savoir le jour de mon départ et me saisir en Bavière lorsque j'y passerois. Heureusement pour moi monseigneur d'Autriche fut instruit de son projet. Il le congédia, et me fit rester à Vienne plus que je ne comptois, pour attendre le départ de monseigneur de Valse et de messire Jacques, avec lesquels je partis.

Pendant mon séjour j'y vis trois de ces joutes dont j'ai parlé, à petits chevaux et à selles basses. L'une eut lieu à la cour, et les deux autres dans les rues; mais à celles-ci, plusieurs de ceux qui furent renversés tombèrent si lourdement qu'ils se blessèrent avec danger.

Mondit seigneur d'Autriche me fit offrir en secret de l'argent. Je reçus les même offres de messire Albert et de messire Robert Daurestof, grand seigneur du pays, lequel, l'année d'auparavant, étoit allé en Flandre déguisé, et y avoit vu mondit seigneur le duc, dont il disoit beaucoup de bien. Enfin j'en reçus de trèsvives d'un poursuivant Breton-bretonnant (Bas-Breton) nommé Toutseul, qui, après avoir été au service de l'amiral d'Espagne, étoit à celui de mondit seigneur d'Autriche. Ce Breton venoit tous les jours me chercher pour aller à la messe, et il m'accompagnoit par-tout où je voulois aller. Persuadé que j'avois dû dépenser en route tout ce que j'avois d'argent, il vint, peu avant mon départ, m'en présenter cinquante marcs qu'il avoit en émaux. Il insista beaucoup pour que je les vendisse à mon profit; et comme je refusois également de recevoir et d'emprunter, il me protesta que jamais personne n'en sauroit rien.

Vienne est une ville assez grande, bien fermée de bons fossés et de hauts murs, et où l'on trouve de riches marchands et des ouvriers de toute profession. Au nord elle a le Danube qui baigne ses murs. Le pays aux environs est agréable et bon, et c'est un lieu de plaisirs et d'amusemens. Les habitans y sont mieux habillés qu'en Hongrie, quoiqu'ils portent tous de gros pourpoints bien épais et bien larges.

En guerre, ils mettent par-dessus le pourpoint un bon haubergeon, un glaçon, [Footnote: Glaçon ou glachon, sorte d'armure défensive. Les Suisses estoient assez communément habillez de jacques, de pans, de haubergerie, de glachons et de chapeaux de fer à la façon d'Allemagne. (Mat. de Coucy, p. 536.)

En Français on appeloit glaçon une sorte de toile fine qui sans doute étoit glacée. Je soupçonne que le glaçon Allemand étoit une espèce de cotte d'armes faite de plusieurs doubles de toile piquée, comme nos gambisons. Peut-être aussi n'étoit-ce qu'une cuirasse.] un grand chapeau de fer et d'autres harnois à la mode du pays.

Ils ont beaucoup de crennequiniers. C'est ainsi qu'en Autriche et en Bohème on nomme ceux qu'en Hongrie on appelle archers. Leurs arcs sont semblables à ceux des Turcs, quoiqu'ils ne soient ni si bons ni si forts; mais ils ne les manient point aussi bien qu'eux. Les Hongrois tirent avec trois doigts, et les Turcs avec le pouce et l'anneau.

Quand j'allai prendre congé de mondit seigneur d'Autriche et de madame, il me recommanda lui-même à mes deux compagnons de voyage, messire Jacques Trousset et mondit seigneur de Walsce, qui alloit se rendre sur la frontière de Bohème où il commandoit. Il me fit demander de nouveau si j'avois besoin d'argent. Je lui répondis, comme je l'àvois déja fait à ceux qui m'en avoient offert, qu'à mon départ mondit seigneur le duc m'en avoit si bien pourvu qu'il m'en restoit encore pour revenir auprès de lui; mais je lui demandai un saufconduit, et il me l'accorda.

Le Danube, depuis Vienne jusqu'à trois journées pardelà, a son cours dirigé vers le levant; depuis Bude et même au-dessus, jusqu'à la pointe de Belgrade, il coule au midi. Là, entre la Hongrie et la Bulgarie, il reprend sa direction au levant, et va, dit-on, se jeter dans la mer Noire à Mont-Castre.

Je partis de Vienne dans la compagnie de mondit seigneur de Valse et de messire Jacques Trousset. Le premier se rendit à Lints, auprès de son épouse; la second dans sa terre.

Après deux journées de marche nous arrivâmes à Saint-Polquin (Saint Pelten), où se font les meilleurs couteaux du pays. De là nous vînmes à Mélich (Mæleh) sur le Danube, ville où l'on fabrique les meilleures arbalètes, et qui a un très-beau monastère de chartreux; puis à Valse, qui appartient audit seigneur, et dont le château, construit sur une roche élevée, domine le Danube. Lui-même me montra les ornemens d'autel qu'a le lieu. Jamais je n'en ai vu d'aussi riches en broderie et en perles. J'y vis aussi des bateaux qui remontoient le Danube, tirés par des chevaux.

Le lendemain de notre arrivée, un gentilhomme de Bavière vint saluer mondit seigneur de Valse. Messire Jacques Trousset, averti de sa venue, annonça qu'il alloit le faire pendre à une aubépine qui étoit dans le jardin. Mondit seigneur accourut aussitôt, et le pria de ne point lui faire chez lui un pareil affront. S'il vient jusqu'à moi, répondit messire, il ne peut l'échapper, et sera pendu. Ledit seigneur courut donc au devant du gentilhomme; il lui fit un signe, et celui-ci se retira. La raison de cette colère est que messire Jacques, ainsi que la plupart des gens qu'il avoit avec lui, étoit de la secrète compagnie, et que le gentilhomme, qui en étoit aussi, avoit méusé. [Footnote: Probablement il s'agit ici de franc-maçonnerie, et le Bavarois que Trousset vouloit faire pendre étoit un faux frère qui avoit révélé les mystères de la compagnie secrète.]

De Valse nous allâmes à Oens (Ens), sur la rivière de ce nom; à Evresperch, qui est sur le même rivière, et du domaine de l'évêque de Passot (Passau); puis à Lins (Lintz), très-bonne ville, qui a un château sur le Danube, et qui n'est pas éloignée de la frontière de Bohème. Elle appartient à monseigneur d'Autriche, et a pour gouverneur ledit seigneur de Valse.

J'y vis madame de Valse, très-belle femme, du pays de Bohème, laquelle me fit beaucoup d'accueil. Elle me donna un roussin d'un excellent trot, un diamant pour mettre sur mes cheveux, à la mode d'Autriche, et un chapeau de perles orné d'un anneau et d'un rubis. [Footnote: Ces chapeaux, qu'il ne faut pas confondre avec les nôtres, n'étoient que des cercles, des couronnes en cerceau.]

Mondit seigneur de Valse restant à Lintz avec son épouse, je partis dans la compagnie de messire Jacques Trousset, et vins à Erfort, qui appartient au comte de Chambourg. Là finit l'Autriche, et depuis Vienne jusque-là nous avions mis six journées. D'Erfort nous allâmes à Riet, ville de Bavière, et qui est au duc Henri; à Prenne, sur la rivière de Sceine; à Bourchaze, ville avec château sur la même rivière, ou nous trouvâmes le duc; à Mouldrouf, où nous passâmes le Taing. Enfin, après avoir traversé le pays du duc Louis de Bavière, sans être entrés dans aucune de ses ville, nous arrivâmes à Munèque (Munich), la plus jolie petite ville que j'aie jamais vue, et qui appartient au duc Guillaume de Bavière.

A Lanchperch je quittai la Bavière pour entrer en Souabe, et passai par Meindelahan (Mindelheim), qui est au duc; par Mamines (Memingen), ville d'Empire, et de là à Walpourch, l'un des châteaux de messire Jacques. Il ne s'y rendit que trois jours après moi, parce qu'il vouloit aller visiter dans le voisinage quelques-uns de ses amis; mais il donna ordre à ses gens dé me traiter comme ils le traiteroient lui-même.

Quand il fut revenu nous partîmes pour Ravespourch (Rawensburg), ville d'Empire; de là à Martorf, à Mersporch (Mersbourg), ville de l'évêque de Constance, sur le lac de ce nom. Le lac en cet endroit peut bien avoir en largeur trois milles d'Italie. Je le traversai et vins à Constance, où je passai le Rhin, qui commence à prendre là son nom en sortant du lac.

C'est dans cette ville que se sépara de moi messire Jacques Trousset. Ce chevalier, l'un des plus aimable et des plus vaillans de l'Allemagne, m'avoit fait l'honneur et le plaisir de m'accompagner jusque-là pour égard pour mondit seigneur le duc; il m'eût même escorté plus loin, sans un fait d'armes auquel il s'étoit engagé: mais il me donna pour le suppléer un poursuivant, qu'il chargea de me conduire aussi loin que je l'exigerois.

Ce fait d'armes étoit une enterprise formée avec le seigneur de Valse. Tous deux s'aiment comme frères, et il devoient jouter à fer de lance, avec targe et chapeau de fer, selon l'usage du pays, treize contre treize, tous amis et parens. Il est parfaitement muni d'armes pour joutes et batailles. Lui-même me les avoit montrées dans son château de Walporch. Je pris congé de lui, et le quittai avec bien du regret.

De Constance je vins à Etran (Stein), où je passai le Rhin; à Chaufouze (Schaffouse), ville de l'empereur; à Vualscot (Waldshutt); à Laufemberg (Lauffembourg); à Rinbel (Rhinfeld), toutes trois au duc Frédéric d'Autriche, et à Bâle, autre ville de l'Empereur où il avoir envoyé comme son lieutenant le duc Guillaume de Bavière, parce que le saint concile y étoit assemblé.

Le duc voulut me voir, ainsi que madame la duchesse son épouse. J'assistai à une session du concile où furent présens monseigneur le cardinal de Saint-Ange, légat de notre saint père la pape Eugène; sept autres cardinaux, plusieurs patriarches, archevêques et évêques. J'y vis des gens de mondît seigneur le duc, messire Guillebert de Lannoy, seigneur de Villerval, son ambassadeur; maître Jean Germain, et l'évêque de Châlons. J'eus un entretien avec ledit légat, qui me fit beaucoup de questions sur les pays que j'avois vus, et particulièrement sur la Grèce; il me parut avoir fort à coeur la conquête de ce pays, et me recommanda de répéter à mondit seigneur, touchant cette conquête, certaines choses que je lui avois racontées.

A Bâle je quittai mon poursuivant, qui retourna en Autriche; et moi, après avoir traversé la comté de Férette, qui est au duc Frédéric d'Autriche, et passé par Montbéliart, qui est à la comtesse de ce nom, j'entrai dans la comté de Bourgogne (la Franche-comté), qui appartient à monseigneur le duc, et vins à Besançon.

Je le croyois en Flandre, et en conséquence, voulant me rendre près de lui par les marches (frontières) de Bar et de Lorraine, je pris la route de Vésou; mais à Villeneuve j'appris qu'il étoit à l'entrée de Bourgogne, et qu'il avoit fait assiéger Mussi-l'Evêque. Je me rendis donc par Aussonne à Dijon, où je trouvai monseigneur le chancelier de Bourgogne, avec qui j'allai me présenter devant lui. Ses gens étoient au siége, et lui dans l'abbaye de Poitiers.

Je parus en sa présence avec les mêmes habillemens que j'avois au sortir de Damas, et j'y fis conduire le cheval que j'avois acheté dans cette ville, et qui venoit de m'amener en France. Mondit seigneur me reçut avec beaucoup de bonté. Je lui présentai mon cheval, mes habits, avec le koran et la vie de Mahomet en Latin, que m'avoit donnés à Damas, le chapelain du consul de Venise. Il les fit livrer à maître Jean Germain pour les examiner; mais onc depuis je n'en ai entendu parler. Ce maître Jean étoit docteur en théologie: il a été évêque de Châlons-sur-Saone et chevalier de la toison. [Footnote: Jean Germain, né à Cluni, et par conséquent sujet du duc de Bourgogne, avoit plu, étant enfant, à la duchesse, qui l'envoya étudier dans l'Université de Paris, où il se distingua. Le duc, dont il sut gagner la faveur par la suite, le fit, en 1431, chancelier de son ordre de la toison d'or (et non chevalier, comme le dit la Brocquière). L'année suivante il le nomme à l'évêché de Nevers; l'envoya, l'an 1432, ambassadeur à Rome, puis au concile de Bâle, comme l'un de ses représentans. En 1436 il le transféra de l'évèché de Nevers à celui de Châlons-sur-Saone.

Ce que la Brocquière dit de cet évéque annonce de l'humeur, et l'on conçoit que n'entendant point parler des deux manuscrits întéressans qu'il avoit apportés d'Asie, il devoit en avoir. Cependant Germain s'en occupa; mais ce ne fut que pour travailler à les réfuter. A sa mort, arrivée en 1461, il laissa en manuscrit deux ouvrages dont on trouve des copies dans quelques bibliothèques, l'un intitulé, De conceptione beatæ Mariæ virginis, adversus mahometanos et infideles, libri duo; l'autre, Adversus Alcoranum, libri quinque.]

Je me suis peu étendu sur la description du pays depuis Vienne jusqu'ici, parce qu'il est connu; quant aux autres que j'ai parcourus dans mon voyage, si j'en publie la relation j'avertis ceux qui la liront que je l'ai entreprise, non par ostentation et vanité, mais pour instruire et guider les personnes qu'un même desir conduiroit dans ces contrées, et pour obéir à mon très-redouté seigneur monseigneur le duc, qui me l'a ordonné. J'àvois rapporté un petit livret où en route j'écrivois toutes mes aventures quand j'en avois le temps, et c'est d'après ce mémorial que je l'ai rédigée. Si elle n'est pas composée aussi bien que d'autres pourroient le faire, je prie qu'on m'excuse.

* * * * *

The description of a voyage made by certaine ships of Holland into the East Indies, with their aduentures and successe; together with the description of the countries, townes, and inhabitantes of the same: who set forth on the second of Aprill, 1595, and returned on the 14 of August, 1597. Translated out of Dutch into English, by W. P. [Footnote: London, imprinted by iohn wolfe, 1598.]

To the right worshipfull Sir Iames Scudamore, Knight.

Right worshipfull, this small treatie (written in Dutch, shewing a late voyage performed by certain Hollanders to the islandes of Iaua, part of the East Indies) falling into my handes, and in my iudgement deserving no lesse commendation then those of our Countreymen, (as Captaine Raimonde in the Penelope, Maister Foxcroft in the Marchant Royall, and M. Iames Lancaster in the Edward Bonauenture, vnto the said East Indies, by the Cape de Bona Sperance, in Anno 1591, as also M. Iohn Newbery, and Raphael Fich ouer land through Siria from Aleppo vnto Ormus and Goa, and by the said Raphael Fitch himselfe to Bengala, Malocca, Pegu, and other places in Anno 1583. as at large appeareth in a booke written by M. RICHARD HACLUTE a Gentleman very studious therein, and entituled the English voyages, I thought it not vnconuenient to translate the same into our mother tongue, thereby to procure more light and encouragement to such as are desirous to trauell those Countries, for the common wealth and commoditie of this Realme and themselues. And knowing that all men are not like affected, I was so bold to shrowd it vnder your worships protection, as being assured of your good disposition to the fauoring of trauell and trauellers, and whereby it hath pleased God to aduance you to that honourable title, which at this present you beare, and so not fitter for the protection of any then your selfe: and as a poore friend wishing all happines and prosperity in all your valiant actions. Which if it please your worshippe to like and accept, it may procure the proceeding in a more large and ample discourse of an East Indian voyage, lately performed and set forth by one Iohn Hughen of Linschoten, to your further delight. Wherewith crauing your fauor, and beseeching God to blesse your worship, with my good Ladie your wife, I most humbly take my leaue:

This 16. of Ianuarie.

1597.

Your Worships to commaunde.

W. PHILLIP.

To the Bayliefes, Burghemaisters, and Counsell of the town of Middelborgh in Zeelande.

It may well bee thought (Right-worshipfull) as many learned men are of opinion, that the actions and aduentures of the ancients long since done, and performed, haue beene set forth with more show of wonder and strangenesse then they in truth deserued: the reason as I think was, because that in those daies there were many learned and wise men, who in their writings sought by all meanes they could to excell each other, touching the description of Countries and nations: And againe to the contrarie, for want of good Historiographers and writers, many famous actes and trauels of diuers nations and Countries lie hidden, and in a manner buried vnder ground, as wholly forgotten and vnknowne, vnlesse it were such as the Grecians and Romanes for their owne glories and aduantages thought good to declare. But to come to the matter of voyages by sea, it is euident to all the world, what voyage Iason with certaine yong Grecian Princes made to Colchos in the Oriental Countries to winne the golden Fleece, as also the trauels by Hercules performed into Libia in the West partes, to winne the Aurea Mala, or golden apples of Hesperides, which notwithstanding neither for length, daunger, nor profite, are any thing comparable to the nauigations and voyages, that of late within the space of one hundreth years haue been performed and made into the East and West Indies, whereby in a manner there is not one hauen on the sea coast, nor any point of land in the whole world, but hath in time beene sought and founde out. I will not at this present dispute or make an argument, whether the Countries and nations of late yeares found out and discouered, were knowne to the auncients, but this is most certaine, that not any strange worke or aduenture was, or euer shall be performed, but by the speciall grace, fauour and mightie hand of God, and that such are worthy perpetual memory, as with noble minds haue sought to effect, and be the first enterprisers thereof, and with most valiant courages and wisedomes, haue performed such long and dangerous voyages into the East and West Indies, as also such Kinges and Princes, as with their Princely liberalities haue imployed their treasures, shippes, men and munitions to the furtherance and performance of so worthy actes, which notwithstanding in the end turned to their great aduancementes and inriching with great treasures, which by those meanes they haue drawn, and caused in great aboundance to be brought from thence, in such manner, that the King of Spaine nowe liuing, (hauing both the Indies in his possession, and reaping the abundant treasures which yearly are brought out of those countries) hath not only (although couertly) sought all the means he could to bring all Christendome vnder his dominion, but also (that which no King or country whatsoeuer although of greater might then he hath euer done) hee is not ashamed to vse this posie, Nec spe, nec metu. And although the first founders and discouerers of those Countries haue alwayes sought to hinder and intercept other nations from hauing any part of their glorie, yet hereby all nations, and indifferent persons may well know and perceiue the speciall policie, and valour of these vnited Prouinces, in trauelling into both the Indies, in the faces, and to the great grief of their many and mightie enemies. Whereby it is to be hoped, that if they continue in their enterprises begun, they will not onely draw the most part of the Indian treasures into these Countries, but thereby disinherite and spoyle the Countrie of Spayne of her principall reuenues, and treasures of marchandises and traffiques, which she continually vseth and receyueth out of these countries, and out of Spayne are sent into the Indies, and so put the King of Spaine himselfe in minde of his foolish deuise which he vseth for a posie touching the new world, which is, Non sufficit orbis, like a second Alexander magnus, desiring to rule ouer all the world, as it is manifestly knowne. And because this description is fallen into my handes, wherein is contayned the first voyage of the Low-countrymen into the East Indies, with the aduentures happened vnto them, set downe and iustified by such as were present in the voyage, I thought it good to put it in print, with many pictures and cardes, whereby the reader may the easilier perceyue and discerne, the natures, apparels, and fashions of those Countries and people, as also the manner of their shippes, together with the fruitfulnesse and great aboundance of the same, hoping that this my labour will not onely be acceptable vnto all Marchants and Saylers, which hereafter meane to traffique into those Countries, but also pleasant and profitable to all such as are desirous to looke into so newe and strange things, which neuer heretofore were knowne vnto our nation. And againe for that all histories haue their particular commoditie, (specially such as are collected and gathered together) not by common report, from the first, seconde, or thirde man, but by such as haue seene and beene present in the actions, and that are liuing to iustifie and verifie the same: And although eloquence and words well placed in shewing a history, are great ornamentes and beautifyinges to the same, yet such reports and declarations are much more worthy credite, and commendabler for the benefit of the commonwealth, which are not set down or disciphered by subtill eloquence, but showne and performed by simple plaine men, such as by copiousnesse of wordes, or subtiltie do not alter or chaunge the matter from the truth thereof, which at this day is a common and notorious fault in many Historiographers: And thinking with myselfe to whome I were best to dedicate the same, I found it not fitter for any then for the right worshipfull Gouernours of this famous Towne of Middelborgh, wherein for the space of 19 yeares I haue peaceably continued, specially because your worships do not onely deale with great store of shipping, and matter belonging to nauigation, but are also well pleased to heare, and great furtherers to aduance both shipping and traffiques, wherein consisteth not onely the welfare of all marchants, inhabitants, and cittizens of this famous City, but also of all the commonwealth of the vnited Prouinces, hoping your worships wil not onely accept this my labour, but protect and warrantise the same against all men: Wherewith I beseech God to blesse you with wisedome, and godly policie, to gouerne the Commonwealth: Middleborgh this 19 of October 1597.

Your worships seruant to command

BERNARDT LANGHENEZ.

A briefe description of a voyage performed by certaine Hollanders, to and from the East Indies, with their aduentures and successe.

The ancient Historiographers and describers of the world haue much commended, and at large with great prayse set downe the diuers and seuerall voyages of many noble and valiant Captains (as of Alexander Magnus, Seleucus, Antiochus, Patrocles, Onesecritus) into the East Indies, which notwithstanding haue not set downe a great part of those coontries [sic--KTH], as not being as then discouered, whereby it is thought and iudged by some men, that India is the full third part of all the world, because of the great Prouinces, mighty citties and famous Islands (full of costly marchandises, and treasures from thence brought into all partes of the worlde) that are therein: Wherein the auncient writers were very curious, and yet not so much as men in our age: They had some knowledge thereof, but altogether vncertaine, but we at this day are fully certified therein, both touching the countreys, townes, streames and hauens, with the trafiques therein vsed and frequented, whereby all the world, so farre distant and seperated from those strange nations, are by trade of marchandises vnited therevnto, and therby commonly knowne vnto them: The Portingalles first began to enterprise the voyage, who by art of nauigation (in our time much more experienced and greater then in times past, and therefore easilier performed) discouered those wild Countries of India, therein procuring great honour to their King, making his name famous and bringing a speciall and great profite of all kindes of spices into their Countrie, which thereby is spread throughout all the worlde, yet that sufficed not, for that the Englishmen (not inferiour to any nation in the world for arte of nauigation) haue likewise vndertaken the Indian voyage, and by their said voyages into those Countries, made the same commonly knowne vnto their Country, wherein Sir Frances Drake, and M. Candish are chiefly to bee commended, who not onely sayled into the East Indies, but also rounde about the world, with most prosperous voyages, by which their voyages, ours haue beene furthered and set forwarde, for that the condition of the Indies is, that the more it is sayled into, the more it is discovered, by such as sayle the same, so strange a Countrey it is: So that besides the famous voyages of the Countries aforesaid, in the ende certain people came into Holland (a nation wel known) certifying them, that they might easily prepare certaine shippes to sayle into the East Indies, there to traffique and buy spyces etc. By sayling straight from Hollande, and also from other countries bordering about it, with desire to see strange and rich wares of other Countries, and that should not be brought vnto them by strangers, but by their owne countrey men, which some men would esteeme to be impossible, considering the long voyage and the daungers thereof, together with the vnaccustomed saylinges and little knowledge thereof by such as neuer sayled that way, and rather esteeme it madnesse, then any point of wisedome, and folly rather then good consideration. But notwithstanding wee haue seene foure ships make that voyage, who after many dangers hauing performed their voyage, returned againe and haue brought with them those wares, that would neuer haue beene thought coulde haue beene brought into these countries by any Holland ships; but what shoulde I herein most commende eyther the willingnesse and good performance of the parties, or the happinesse of their voyage? whereof that I may giue the reader some knowledge, I will shew what I haue hearde and beene informed of, concerning the description of the Countries, customes, and manners of the nations, by them in this voyage seene and discouered, which is as followeth.

In the yeere of our Lord 1595. vpon the 10. day of the month of March, there departed from Amsterdam three ships and a Pinnace to sayle into the East Indies, set forth by diuers rich Marchantes: The first called Mauritius, of the burthen of 400. tunnes, hauing in her sixe demie canon, fourteene Culuerins, and other peeces, and 4. peeces to shoot stones, and 84. men: the Mayster Iohn Moleuate, the Factor Cornelius Houtman: The second named Hollandia, of the burthen of 400. tunnes, having 85. men, seuen brasse peeces, twelue peeces for stones, and 13. iron peeces, the Mayster Iohn Dignums, the Factor Gerrit van Buiningen, the thirde called Amsterdam, of the burthen of 200. tuns, wherein were 59. men, sixe brasse peeces, ten iron peeces, and sixe peeces for stones, the Mayster Iohn Iacobson Schellinger, the Factor Reginer van Hel: The fourth being a Pinnace called the Doue, of the burthen of 50. tunnes, with twenty men, the Mayster Simon Lambertson: [Sidenote: When and how the ships set saile.] Which 4. ships vpon the 21. of the same moneth came vnto the Tassel, where they stayed for the space of 12. daies to take in their lading, and the seconde of Aprill following, they set saile with a North east winde and following on their course the fourth of the same moneth they ['the' in source text--KTH] passed the heades; The sixt they saw Heyssant, the 10. of April they passed by the Barles of Lisbon: With an East and North East wind, the 17. of Aprill they discouered two of the Islands of Canaries: The 19. Palm, and Pic, Los Romeros, and Fero: The 25. of Aprill they saw Bona visita, the 16. they ankered vnder Isole de May: The 27. they set sayle againe and held their course South Southeast. The 4. of May, we espied two of the King of Spaines ships, that came from Lisbone, and went for the East Indies, about 1000. or 1200. tunnes each ship, with whom we spake, and told them that we were bound for the straights of Magellanes, but being better of sayle then they wee got presently out of their sight. The 12. of May being vnder fiue degrees on this side the Equinoctiall line, we espyed fiue ships laden with Sugar, comming from the Island of S. Thomas, and sayled for Lisbone, to whome we gaue certaine letters, which were safely deliuered in Holland. [Sidenote: Their victuailes stunke and spoyled.] Departing from them and keeping on our course, vpon the fourth of Iune we passed the Equinoctial line, where the extreame heat of the ayre spoyled all our victuailes: Our flesh and fishe stunke, our Bisket molded, our Beere sowred, our water stunke, and our Butter became as thinne as Oyle, whereby diuers of our men fell sicke, and many of them dyed; but after that we learned what meat and drinke we should carrie with vs that would keepe good. [Sidenote: They passed the sandes of Brasilia.] The 28 of Iune we passed the sandes of Brasill, by the Portingalles called Abrolhos, which are certaine places which men must looke warely vnto, otherwise they are very dangerous.

These sandes lie vnder 18. degrees, and you must passe betweene the coast of Guine and the sandes aforesaid, not going too neer eyther of them, otherwise close by the Coast there are great calmes, thunders, raines and lightnings, with great stormes, harde by the sands men are in daunger to be cast away: and so sayling on their course, first East South East, then East and East and by North. Vpon the seconde of Iuly wee passed Tropicus Cancri, vnder 23. degrees, and 1/2. The 13. of the same Month, we espied many blacke birdes. [Sidenote: Tokens of the Cape de bona Sperance.] The 19. great numbers of white birdes, and the 20. a bird as bigge as a Swan, whereof foure or fiue together is a good signe of being neere the Cape de bona Sperance. These birdes are alwaies about the said Cape, and are good signes of being before it.

The second of August we saw the land of the Cape de bona Sperance, and the fourth of the same Month we entered into a hauen called Agne Sambras, where wee ankered, and found good depth at 8. or 9. fadome water, sandy ground.

The 5. day we went on shore to gather fruite, therewith to refresh our sicke men, that were thirty to 33 in one shippe. In this bay lyeth a smal Islande, wherern are many birdes called Pyncuius and sea Wolues that are taken with mens handes: we went into the countrey and spake with the inhabitants, who brought diuers fresh victuailes aborde our shippes, for a knife or small peece of Iron, etc. giuing vs an Oxe, or a sheepe etc. The sheepe in those Countries haue great tayles, and are fat and delicate. Their ozen [sic--KTH] are indifferent good, hauing lumps of flesh vpon their backes, and are as fat as any of our good brisket beefe: the inhabitantes are of small stature, well ioynted and boned, they goe naked, couering their members with Foxes and other beastes tayles: they seeme cruell, yet with vs they vsed all kind of friendship, but are very beastly and stinking, in such sort, that you may smell them in the wind at the least of a fadome from you: They are apparelled with beastes skinnes made fast about their neckes: some of them, being of the better sort, had their mantles cut and raysed checkerwise, which is a great ornament with them: They eate raw flesh, as it is new killed, and the entrailes of beastes without washing or making cleane, gnawing it like dogs, vnder their feet they tye peeces of beastes skinnes, in steed of shooes, that they trauel in the hard wayes: We could not see their habitations, for wee saw no houses they had, neither could wee vnderstande them, for they speake very strangely, much like the children in our Countrey with their pipes, and clocking like Turkey Cockes: At the first wee saw about thirtie of them, with weapons like pikes, with broade heades of Iron, about their armes they ware ringes of Elpen bones: There wee coulde finde neyther Oringes nor Lemons, which we purposely sought for.

[Sidenote: With what wind they sailed to S. Laurence.] The 11. of August we hoysed anker, sayling towards the Island of S. Laurence, and the 22. of the same month we had a contrary wind that blew North East: the 25. a West winde, and so held our course East North East: The 28. there blew a South East wind, and the 30. a South West winde, and our course lay North North East to sayle to the Isle of S. Laurence. The first of September wee discouered the point of the Islande of S. Laurence, vnder 16 degrees, and the third day we saw the Island being very desirous to go on land, for that many of our men were sicke, whereby wee coulde hardly rule our shippes, or bring them farther without healing or refreshing of our men. [Sidenote: They had great store of fish for 2 or 3 kniues.] The 9. of September Iohn Schellinger sent out his boate to rowe to lande, where they founde three Fishermen, of whome for two or three kniues they had great store of fishes. The 13. we entered into a small Bay, but because wee founde no good anker ground, as also being very foule we sayled out againe. The 14. we sayled vnder a small Island about a mile or 2. great, by the Hollanders called their Church yarde, or the dead Island, because many saylers dying in that place, were buried in the African earth, and the 29. of the same Month died Iohn Dignumsz Mayster of the Lyon of Holland, and was buried the next day after.

There Iohn Peters of Delft Sayler of the Hollandia, and Koelken van Maidenblick of the Amsterdam were set on shore vpon the Island of S. Laurence, where they were left because they had committed certaine notorious crimes.

Meane time the Pinnace was sent out to looke for fresh water, which hauing found, the boat returned to bring vs newes, and therewith the fleete sayled thither, and the 10. of October the shippes ankered before the Riuer, and went on shore, where we found good prouision of all necessaries, the inhabitants being very willing thereunto, bringing vs of al things that we needed, where for a Pewter Spoone wee had an Oxe, or three sheepe. [Sidenote: How the wilde men assailed them, and forced them to insconce themselues.] The 11. of October we went on shore with a boat full of sicke men and the next day we were assayled by a company of wild men, against whom our weapons little preuayled, for they hurt one of our men and tooke all that we had from vs, whereby vpon the thirteenth of the same Month, wee were forced to insconse our selues with pieces of wood and braunches of trees, making Cabins within our Sconse, for that the 15. of October they came againe, but then we tooke one, and slew another of them. The 19. of Nouember our Pilot Claes Ianson was intrapped and murthered by the wild people, although we vsed all the means we could to helpe him, but they feared no weapons, about ten or twelue dayes after we tooke one of them that paide for his death. [Sidenote: The maner and custome of the wild people.] The first of December our men hauing for the most part recouered their healthes, were all carryed aborde the ships: in that parte of Madagascar the people are of good condition, and goe naked, onely with a Cotton cloth before their priuie members, and some from their breasts downward: Their ornaments are Copper ringes about their armes, but Tin rings are more esteemed with them, and therefore tinne with them is good marchaundise. Their Oxen haue great lumpes of fat vpon their backes: Their sheepes tayles way at the least twelue pound, being of an elle long, and two and twentie inches thick. They gaue vs six of those sheepe for a tinne Spoone: They dwel in cottages and liue very poorely: they feare the noyse of a peece, for with one Caliuer you shall make an hundred of them runne away: Wee coulde not perceyue any religion they had, but after wee were informed that they helde the law of Mahomet, for the two boyes that wee tooke from of the land, shewed vs their circumcision: There we found no fruit of Tambaxiumes, but great numbers of Parrats, Medicats, and Turtle Doues, whereof we killed and eat many. The second of December we burned our sconse, and fourteene of our men going further into the Islande brought certaine of the countreymen prisoners, and being abord our ships taught them what they shoulde doe. The thirteenth of December wee hoysed anker, minding to holde on our course for the Islands of Iaua, and for that by reason of the pleasantnesse of the ayre we had in a manner all recouered our healthes, we set our course East and by North, and East Northeast. The nineteenth of the same Month wee were separated by foule weather, and the 22. with great ioy we met againe. The tenth of Ianuarie Vechter Willemson dyed, being a verie honest man, and Pilot in Molenaers shippe, for whome we were much grieued, and the same day we determined to put backe againe for the Islande of S. Laurence, for as then wee began againe to haue a great scouring among our men, and many of them fell sicke: [Sidenote: The wilde men brought things aborde to comfort them.] But presently therevpon we espied the Islande of Saint Mary, and the next day being arriued there, some of the inhabitants came abord our shippes with a basket of Ryce, Sugar canes, Citrons, Lemons, and Hens, whereof we were very glad, as being phisicke for vs.

The 13. 14. 15. 16. and 17. dayes we were on land, where we bought Ryce, Hens, Sugar-canes, Citrons and Lemons in great aboundance, and other kinde of fruites to vs vnknowne, also good fish, and greene Ginger: There we tooke a Fish, which thirteen men could hardly pull into our shippe, and because the Island was little, and we had many men, wee entred into the Bay of the firme land with our Pinnace, where for a string of Beades of small value we had a tunne of Ryce: [Sidenote: The description of one of their kings.] The King came abord our Pinnace to see it, and was as blacke as a Deuill, with two hornes made fast vpon his heade, and all his body naked like the rest of the countrey people.

This Island lyeth about a small mile from Madagascar, about 19 degrees Southward from the Equinoctiall line (Madagascar or S. Laurence is an Islande belonging to the Countrey of Africa, and lyeth Southwarde vnder 26 degrees, ending Northwarde vnder 11 degrees by the inhabitants it is called Madagascar, and by the Portingalles the Islande of S. Laurence, because it was discouered on S. Laurence day: The riches of this Island is great, it aboundeth in Ryce, Honnie, Waxe, Cotton, Lemons, Cloues, etc. The inhabitants are blacke and go naked, but the haire vpon their heades is not so much curled as those of the Mosambique, and they are not ful so blacke.)

The 23. of Ianuary we ankered before a Riuer where likewise we had all kind of necessaries, and after that we went to lie vnder a small Islande within the same Bay.

[Sidenote: The wilde people came on borde their ships and seemed very friendly.] The 25. Ianuarie there came some of the wild people aborde our ships, making signes to haue vs go on land, which we did, and there we had good Ryce and other fruits in great abundance. On the left side of the entry of the Riuer lyeth one of their Townes, and on the right hand two townes, where we had most of our trafique.