Le second est par la Pouille. On s'embarqueroit à Brandis (Brindes), pour débarquer à Duras (Durazzo) qui est à monseigneur le prince de Tarente. Puis on avanceroit par l'Albanie, par Blaque et Thessalonique.

La troisième traverse également la Pouille: mais il passe par Ydronte (Otrante), Curpho (Corfou) qui est à mondit seigneur de Tarente, Desponte, Blaque, Thessalonique. C'est celui qu'à la première croisade prirent Robert, comte de Flandre; Robert, duc de Normandie; Hugues, frère du roi Philippe I'er, et Tancrède, prince de Tarente.

Après avoir parlé du passage par mer et du passage composé de terre et de mer, Brochard examine celui qui auroit lieu entièrement par terre.

Ce dernier traverse l'Allemagne, la Hongrie et la Bulgarie. Ce fut celui qu'à la même première expédition suivit une grande partie de l'àrmée de France et d'Allemagne, sous la conduite de Pierre l'hermite, et c'est celui que l'auteur conseille au roi.

Mais quand on est en Hongrie on a deux routes à choisir: l'une par la Bulgarie, l'autre par l'Esclavonie, qui fait partie du royaume de Rassie. Godefroi de Bouillon, ses deux frères, et Baudouin, comte de Mons, prirent la première. Raimond, comte de Saint-Gilles, et Audemare, évêque du Puy et légat du Saint-Siège, prirent la seconde, quoique quelques auteurs prétendent qu'ils suivirent celle d'Aquilée et de Dalmatie.

Si le roi adoptoit ce passage par terre, l'armée, arrivée en Hongrie, pourrait se diviser en deux; et alors, pour la plus grande commodité des vivres, chacune des deux parties suivroit un des deux chemins; savoir, l'une, celui de là Bulgarie; l'autre, celui de l'Esclavonie. Le roi prendroit la première route, comme la plus courte. Quant aux Languedociens et Provençaux, qui sont voisins de l'Italie, il leur seroit permis d'aller par Brindes et Otrante. Leur rendezvous seroit à Thessalonique, où ils trouveroint le corps d'armée, qui auroit pris par Aquilée.

A ces renseignemens sur les avantages et les inconvéniens des des divers passages, le dominicain en ajoute quelques autres sur les princes par les états desquels il faudra passer, et sur les ressources que fourniront ces états.

La Rassie est un pays fertile, dit il; elle a en activité cinq mines d'or, cinq d'argent, et plusieurs autres qui portent or et argent. Il ne faudroit pour la conquête de cette contrée que mille chevaliers et six mille hommes d'infanterie. Ce seroit un joyel (joyau) gracieux et plaisant à acquérir.

L'auteur veut qu'on ne fasse aucun traité d'alliance ni avec ce roi ni même avec l'empereur Grec; et, pour mieux motiver sont assertion, il rapporte quelques détails sur le personnel de ces princes, et principalement sur le premier, qu'il dit être un usurpateur.

Quant à l'autre, il demande non seulement qu'on ne fasse avec lui ni paix ni trève, mais encore qu'on lui déclare la guerre. En conséquence il donne des moyens pour assiéger Constantinople, Andrinople et Thessalonique. Et comme, d'après ce qui es-arrivé, il ne doute nullement de ce qui doit arriver encore, c'est-à dire de la prise de Constantinople, il propose divers réglemens pour gouverner l'empire d'Orient quand on l'aura conquis une seconde fois, et pour le ramener à la religion Romaine.

Il termine ses avis directifs par avertir les croisés de se mettre en garde contre la prefidie des Grecs, ainsi que contre les Syriens, les Hassassins et autres habitans de l'Asie. Il leur détaille une partie des piéges qu'on leur tendra, et leur enseigne à s'en garantir.

Brochard, dans sa première partie, a conduit par terre jusqu'à Constantinople l'ost de Nostre Seigneur, et il lui a fait prendre cette ville. Dans la seconde il lui fait passer le détroit et le mène en Asie. Au reste il connoissoit très-bien ces contrées; et indépendamment de ses vingt-quatre ans de séjour dans la Palestine, il avoit parcouru encore l'Arménie, la Perse, l'empire Grec, etc.

Selon lui, ce qui, dans les croisades précédentes, avoit fait échouer les rois de France et d'Angleterre, c'est que mal adroitement on attaquoit à la fois et les Turcs et le soudan d'Egypte. Il propose de n'attaquer que les premiers, et de n'avoir affaire qu'à eux seuls.

Pour le faire avec succès il donne des renseigemens sur la Turquie, nommée Anachély (Anotolie) par les Grecs; sur la manière de tirer par mer des vivres pour l'armée; sur l'espoir bien fondé de réussir contre un peuple nécessairement abandonné de Dieu, parce que sa malice est accomplie; contre un peuple qui intérieurement est affoibli par des guerres intestines et par le manque de chefs; dont la cavalerie est composée d'esclaves; qui, avec peu de courage et d'industrie n'a que des chevaux petits et foibles, de mauvaises armes, des arcs Turquois et des haubergeons de cuir qu'on pourrait appeler des cuirasses [Footnote: Le haubert et le haubergeon (sorte de haubert plus léger et moins lourd) étoient une sorte de chemise en mailles de fer, laquelle descendoit jusqu'à micuisse. Les haubergeons Turcs, au contraire, étoient si courts qu'on pouvoit selon l'auteur, les qualifier du nom de cuirasses.]; contre un peuple enfin qui ne combat qu'en fuyant, et qui, après les Grecs et les Babyloniens, est le plus vil de tout Orient, en fais d'armes.

L'auteur déclare en finissant que dans tout cet Orient il n'est presque aucune nation qu'il n'ait veue aller en bataille, et que la seule puissance de France, sans nuls aydes quelsconques, peut défaire, non seulement les Turcs et les Egyptiens [Footnote: Les Turcs et les Egyptiens! frère Brochard, vous oubliez Louise-le-Jeune et saint Louis.], mais encore les Tartres (Tatars) fors (excepté) les Indiens, les Arabes, et les Persains.

La collection de Bruxelles contient un autre exemplaire de l'Advis directif, in fol pap miniat. No. 352. Celui-ci forme un volume à part. Sa vignette représente Brochard travaillant à son pupitre. Vient ensuite une miniature où on le voit présentant son livre au roi: puis une autre où le roi est en marche avec son armée pour la Terre Sainte.

J'ai également trouvé dans la même collection les deux traités Latins de l'auteur, réunis en un seul volume in fol. pap. No. 319, couvert en basane rouge. Le premier porte en titre: Directorium ad passagium faciendum, editum per quemdam fratrem ordinis Predicatorum, scribentem experta et visa potiùs quàm audita; ad serenissimum principemet dominum Philippum, regem Francorum, anno Domini M.CCC'mo. xxxii°.

Le second est intitulé: Libellus de Terrâ Sanctâ, editus à fratre Brocardo, Theutonico, ordinis fratrum predicatorum. A la fin de celui-ci on lit qu'il a été écrit par Jean Reginaldi, chanoine de Cambrai. Comme l'autre est incontestablement de la même main, je de doute nullement qu'il ne soit aussi de Reginaldi.

Il me reste maintenant à faire connoître notre troisième ouvrage Français, ce Voyage de la Brocquière que je publie aujourd'hui.

L'auteur étoit gentilhomme, et l'on s'en aperçoit sans peine quand il parle de chevaux, de châteaux forts et de joutes.

Sa relation n'est qu'un itinéraire qui souvent, et surtout dans la description du pays, et des villes, présente un peu de monotonie et des formes peu variées; mais cet itinéraire est intéressant pour l'histoire et la géographie du temps. Elles y trouveront des matériaux très-précieux, et quelquefois même des tableaux et dés aperçus qui ne sont pas sans mérite.

Le voyageur est un homme d'un esprit sage et sensé, plein de jugement et de raison. On admirera l'impartialité avec laquelle il parle des nations infidèles qu'il a occasion de connoître, et spécialement des Turcs, dont la bonne foi est bien supérieure, selon lui, à celle de beaucoup de chrétiens.

Il n'a guère de la superstition de son siècle que la dévotion pour les pélerinages et les reliques; encore annonce-t-il souvent peu de foi sur l'authenticité des reliques qu'on lui montre.

Quant aux pélerinages, on verra en le lisant combien ils étoient multipliés en Palestine, et son livre sera pour nous un monument qui, d'une part, constatera l'aveugle crédulité avec laquelle nos dévots occidentaux avoient adopté ces pieuses fables; et de l'autre l'astuce criminelle des chrétiens de Terre-Sainte, qui pour soutirer l'argent des croisés et des pélerins, et se faire à leurs dépens un revenu, les avoient imaginées.

La Brocquière écrit en militaire, d'un style franc et loyal qui annonce de la véracité et inspire la confiance; mais il écrit avec négligence et abandon; de sorte que ses matières n'ont pas toujours un ordre bien constant, et que quelquefois il commence à raconter un fait dont la suite se trouve à la page suivante. Quoique cette confusion soit rare, je me suis cru permis de la corriger et de rapprocher ce qui devoit être réuni et ne l'étoit pas.

Notre manuscrit a, pour son orthographe, le défaut qu'ils ont la plupart, c'est que, dans certains noms, elle varie souvent d'une page à l'autre, et quelquefois même dans deux phrases qui se suivent. On me blâmeroit de m'astreindre à ces variations d'une langue qui, alors incertaine, aujourd'hui est fixée. Ainsi, par exemple, il écrit Auteriche, Autherice, Austrice, Ostrice. Je n'emploierai constamment que celui d'Autriche.

Il en sera de même des noms dont l'orthographe ne varie point dans le manuscrit, mais qui en ont aujourd'hui une différente. J'écrirai Hongrie, Belgrade, Bulgarie, et non Honguerie, Belgrado, Vulgarie.

D'autres noms enfin ont changé en entier et ne sont plus les mêmes. Nous ne disons plus la mer Majeure, la Dunoë; mais la mer Noire, le Danube. Quant à ceux-ci je crois intéressant pour cela de les citer une fois. Ainsi la première fois que dans la relation le mot Dunoë s'offrira, j'écrirai Dunoë; mais par la suite je dirai toujours Danube et il en sera de même pour les autres.

On m'objectera, je m'y attends, qu'il est mal de prêter à un auteur des expressions qui n'étoient ni les siennes ni souvent même celles de son siècle; mais, après avoir bien pesé les avantages et les inconvéniens d'une nomenclature très-littérale, j'ai cru reconnoitre que cette exactitude rigoureuse rendroit le texte inintelligible ou fatigant pour la plupart des lecteurs; que si l'on veut qu'un auteur soit entendu, il faut le faire parler comme il parleroit lui-même s'il vivoit parmi nous; enfin qu'il est des choses que le bon sens ordonne de changer ou de supprimmer, et qu'il seroit ridicule, par exemple, de dire, comme la Brocquière, un seigneur hongre, pour un seigneur Hongrois; des chrétiens vulgaires, pour des chrétiens Bulgares, etc.

* * * * *

VOYAGE DE LA BROCQUIERE.

Cy commence le voyage de Bertrandon de la Brocquière en la Terre d'Oultre Mer l'an de grace mil quatre cens et trente deux.

Pour animer et enflammer le coeur des nobles hommes qui desirent voir le monde;

Et par l'ordre et commandement de très-haut, très-puissant et mon très-redouté seigneur, Philippe, par la grace de Dieu, duc de Bourgogne, de Lothrik (Lorraine), de Brabant et de Limbourg; comte de Flandres, d'Artois et de Bourgogne; [Footnote: La Bourgogne étoit divisée en deux parties, duché et comté. Cette dernière, qui depuis fut connue sous le nom de Franche-Comté, commença dès-lors à prendre ce nom; voilà pourquoi l'auteur désigne à la fois Philippe et comme duc de Bourgogne, et comme comte de Bourgogne.] palatin de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Namur; marquis du Saint-Empire; seigneur de Frise, de Salins et de Malines:

Je, Bertrandon de la Brocquière, natif du duché de Guienne, seigneur de Vieux-Chateau, conseiller et premier écuyer tranchant de mondit très-redouté seigneur;

D'après ce que je puis me rappeler et ce que j'avoîs consigné en abrégé dans un petit livret en guise de mémorial, j'ai rédigé par écrit ce peu de voyage que j'ai fait;

Afin que si quelque roi ou prince chrétien vouloit entreprendre la conquête de Jérusalem et y conduire par terre une armée, ou si quelque noble homme vouloit y voyager, les uns et les autre pussent connoître, depuis le duché de Bourgogne jusqu'à Jérusalem, toutes les villes, cités, régions, contrées, rivières, montagnes et passages du pays, ainsi que les seigneurs auxquels ils appartiennent.

La route d'ici à la cité sainte est si connue que je ne crois pas devoir m'arrêter à la décrire. Je passerai donc légèrement sur cet article, et ne commencerai à m'étendre un peu que quand je parlerai de la Syrie. J'ai parcouru ce pays entier, depuis Gazère (Gaza), qui est l'entrée de l'Egypte, jusqu'à une journée d'Halep, ville située au nord sur la frontière et où j'on se rend quand on veut aller en Perse.

J'avoîs résolu de faire le saint pélerinage de Jérusalem. Déterminé à l'accomplir, je quittai, au mois de Février l'an 1432, la cour de mon très-redoute seigneur, qui alors étoit à Gand. Après avoir traversé la Picardie, la Champagne, la Bourgogne, j'entrai en Savoie où je passai le Rhône, et arrivai à Chambéri par le Mont-du-Chat.

Là commence une longue suite de montagnes, dont la plus haute, nommée mont Cénis, forme un passage dangereux dans les temps de neige. Par-tout la route, étant couverte et cachée, il faut avoir, si l'on ne veut pas se perdre, des guides du pays, appelés marrons. Ces gens vous recommandent de ne faire en chemin aucune sorte de bruit qui puisse étonner la montagne, parce qu'alors la neige s'en détache et vient très-impétueusement tomber au bas. Le mont Cénis sépare l'Italie de la France.

Descendu de là dans le Piémont, pays beau et agréable, qui par trois côtés est clos de hautes montagnes, je passai par Turin, où je traversai le Pô; par Ast, qui est au duc d'Orléeans; par Alexandrie, dont la plupart des habitans sont usuriers, dit-on; par Plaisance, qui appartient au nuc de Milan; enfin par Bologne-la-Grasse, qui est au pape. L'empereur Sigismond étoit dans Plaisance. Il venoit de Milan, ou il avoit reçu sa seconde couronne, et alloit à Rome chercher la troisième. [Footnote: En 1414, Sigismond, élu empereur, avoit reçu la couronne d'argent à Aix-la-Chapelle. Au mois de Novembre 1431, peu avant le passage de notre voyageur, il avoit reçu à Milan la couronne de fer. Ce ne fut qu'en 1443 qu'il reçut à Rome, des mains du pape, celle d'or.]

De Bologne, pour arriver dans l'état des Florentins, j'eus à passer une autre chaine de montagnes (l'Apennin). Florence est une grande ville où la commune se gouverne par ellemême. De trois en trois mois elle se choisit, pour son administration, des magistrats qu'elle appelle prieurs, et qui sont pris dans diverses professions. Tant qu'ils restent en place on les honore; mais, quand leurs trois mois sont expirés, chacun retourne à son état. [Footnote: Pour donner une idée favorable du talent de la Brocquière, ne pourroit-on pas citer le court et bel éloge qu'il fait ici du gouvernmement représentatif et républicain qu'avoit alors Florence?]

De Florence j'allai à Mont-Poulchan (Monte-Pulciano), château bâti sur une hauteur et entouré de trois côtés par un grand lac (le lac de Pérouse); à Espolite (Spoléte); à Mont-Flaschon (Monte Fiascone); enfin à Rome.

Rome est connue. On sait par des écrits véridiques que pendant sept cents ans elle a été maîtresse du monde. Mais quand ces écrits, ne l'attesteroient pas, on n'en auroit pas moins la preuve dans tous ces beaux édifices qu'on y voit encore, dans ces grands palais, ces colonnes de marbre, ces statues et tous ces monumens aussi merveilleux à voir qu'à décrire.

Joignez à cela l'immense quantité de belles reliques qu'elle possède, tant de choses qui N. S. a touchées, tant de saints corps d'apôtres, de martyrs, de confesseurs et de vierges; enfin plusieurs églises, où les saints pontifes ont accordé plein pardon de peine et de coulpe (indulgence plénière).

J'y vis Eugène IV, Vénitien, qui venoit d'être élu pape.[Footnote: On va voir que la Brocquière sortit de Rome le 25 Mars, et Eugène avoît été élu dans les premiers jours du mois.] Le prince de Salerne lui avoit déclaré la guerre. Celui-ci étoit un Colonne, et neveu du pape Martin.[Footnote: Martin V, prédécesseur d'Eugène, étoit de la maison des Colonne, et il y avoit inimitié declarée entre cette famille et celle des Ursins. Eugène, dès qu'il se vît établi sur le Saint-Siège, prit parti entre ces deux maisons. Il se déclara pour la seconde contre la première, et sur-tout contre ceux des Colonne, qui étoient neveux de Martin. Ceux ci prirent les armes et lui firent la guerre.]

Je sortis de Rome le 25 Mars, et passant par une ville du comte de Thalamoné, parent du cardinal des Ursins, par Urbin; par la seigneurie des Malatestes, par Reymino (Rimini), par Ravenne, qui est aux Vénitiens, je traversai trois fois le Pô (trois branches de l'embouchure du Pô), et vins à Cloge (Chiosa), ville des Vénitiens qui autrefois avoit un bon port, lequel fut détruit par eux quand les Jennevois (Génois) vinrent assiéger Venise. [Footnote: Jennevois ou Gennevois. Les auteurs de ce temps appellent toujours ainsi les Génois. Je n'emploierai désormais que cette dernière dénomination, l'autre étant aujourd'hui exclusivement consacrée aux habitans de Genève.] Enfin, de Cloge je me rendis à Venise, qui en est distante de vingt-cinq milles.

Venise, grande et belle ville, ancienne et marchande, est bâtie au milieu de la mer. Ses divers quartiers, séparés par les eaux, forment des iles; de sorte qu'on ne peut aller de l'une à l'autre qu'en bateau.

On y posséde le corps de sainte Hélène, mère de l'empereur Constantin, ainsi que plusieurs autres que j'ai vus, et spècialement plusieurs des Innocens, qui sont entiers. Ceux-ci se trouvent dans une ile qu'on appelle Réaut (Realto), ile renommée par ses fabriques de verre.

Le gouvernement de Venise est sage. Nul ne peut être membre du conseil ou y posséder quelque emploi s'il n'est noble et né dans la ville. Il y a un duc qui sans cesse, pendant le jour, est tenu d'avoir avec lui six des anciens du conseil les plus remarquables. Quand il meurt, on lui donne pour successeur celui qui a montré le plus de sagesse et le plus de zèle pour le bien commun.

Le 8 Mai je m'embarquai, pour accomplir mon voyage, sur une galée (galère) avec quelques autres pélerins. Elle côtoya l'Esclavonie, et relâcha successivement à Pole (Pola), Azarre (Zara), Sébénich (Sebenico) et Corfo (Corfou).

Pola me parut avoir été autrefois une grande et forte ville. Elle a un très-beau port. On voit à Zara le corps de ce saint Siméon à qui N. S. fut présenté dans le temple. Elle est entourée de trois côtés par la mer, et son port, également beau, est fermé d'une chaîne de fer. Sebenico appartient aux Vénitiens, ainsi que l'île et la ville de Corfou, qui, avec un très-beau port, a encore deux châteaux.

De Corfou nous vînmes à Modon, bonne et belle ville de Morée, qu'ils possèdent aussi; à Candie, ile très-fertile, dont les habitans sont excellens marins et où la seigneurie de Venise nomme un gouverneur qui porte le titre de duc, mais qui ne reste en place que trois ans; à Rhodes, où je n'eus que le temps de voir la ville; à Baffe, ville ruinée de l'ile de Cypre; enfin à Jaffe, en la sainte terre de permission.

C'est à Jaffa, que commencent les pardons de ladite sainte terre. Jadis elle appartint aux chrétiens, et alors elle étoit forte; maintenant elle est entièrement détruite, et n'a plus que quelques cahuttes en roseaux, où les pélerins se retirent pour se défendre de la chaleur du soleil. La mer entre dans la ville et forme un mauvais havre peu profond, où il est dangereux de rester, parce qu'on peut être jeté à la côte par un coup de vent. Elle a deux sources d'eau douce, dont l'une est couverte des eaux de mer quand le vent de Ponent souffle un peu fort. Dès qu'il débarque au port quelques pélerins, aussitôt des truchemens et autres officiers du soudan [Footnote: C'est du Soudan d'Egypte, qu'il s'agit ici. C'étoit à lui qu'obéissoient alors la Palestine et la Syrie. Il en sera souvent mention dans le cours du voyage.] viennent pour s'assurer de leur nombre, pour leur servir de guides, et recevoir en son nom le tribut d'usage.

Rames (Ramlé), où nous nous rendimes de Jaffe, est une ville sans murailles, mais bonne et marchande, sise dans un canton agréable et fertile. Nous allâmes dans le voisinage visiter ung village où monseigneur saint Georg fu martirié; et de retour à Rames, nous reprimes notre route, et arrivâmes en deux jours en la sainte cité de Jhérusalem, où nostre Seigneur Jhésu Crist reçut mort et passion pour nous.

Après y avoir fait les pélerinages qui sont d'usage pour les pélerins, nous fîmes ceux de la montagne où Jésus jeûna quarante jours; du Jourdain, où il fut baptisé; de l'église de Saint-Jean, qui est près du fleuve; de celle de Sainte-Marie-Madelaine et de Sainte-Marthe, où notre Seigneur ressuscita le Ladre (Lazare); de Bethléem, où il prit naissance; du lieu où naquit Saint-Jean-Baptiste; de la maison de Zacharie; enfin de Sainte-Croix, où crût l'arbre de la vraie croix: après quoi nous revînmes à Jérusalem.

Il y a dans Bethléem des cordeliers qui ont une église où ils font le service divin; mais ils sont dans une grande sujétion des Sarrasins. La ville n'a pour habitans, que des Sarrasins et quelques chrétiens de la ceinture. [Footnote: L'an 235 de l'hégire, 856 de l'ère chrétienne, le calife Motouakkek astreignit les chrétiens et les Juifs à porter une large ceinture de cuir, et aujourd'hui encore ils la portent dans l'Orient. Mais depuis cette époque les chrétiens d'Asie, et spécialement ceux de Syrie, qui sont presque tous Nestoriens ou Jacobites, furent nommés chrétiens de la ceinture.]

Au lieu de la naissance de sainte Jean Baptiste, on montre une roche qui, pendant qu'Hérode persécutoit les innocens, s'ouvrît miraculeusement en deux. Sainte Elisabeth y cacha son fils; aussitôt elle se ferma, et l'enfant y resta, dit-on, deux jours entiers.

Jérusalem est dans un fort pays des montagnes, et c'est encore aujourd'hui une ville assez considérable, quoiqu'elle paroisse l'avoir été autrefois bien davantage. Elle est sous la domination du soudan; ce qui doit faire honte et douleur à la chrétienté. Il n'y a de chrétiens Francs que deux cordeliers qui habitent au Saint-Sépulcre, encore y sont ils bien vexés des Sarrasins; et je puis en parler avec connoissance de cause, moi qui pendant deux mois en ai été le témoin.

Dans l'église du Sépulcre se trouvent aussi d'autres sortes de chrétiens: Jacobites, Erménins (Arméniens), Abécins (Abyssins), de la terre du prêtre Jehan, et chrétiens de la ceinture; mais de tous ce sont les Francs qui éprouvent la sujétion la plus dure.

Après tous ces pélerinages accomplis, nous en entreprîmes un autre également d'usage, celui de Sainte-Catherine au mont Sinaï; et pour celui-ci nous nous réunîmes dix pélerins: messire André de Thoulongeon, messire Michel de Ligne, [Footnote: On sait que le nom de messire ou de monseigneur étoit un titre qu'on donnoit aux chevaliers.] Guillaume de Ligne son frère, Sanson de Lalaing, Pierre de Vaudrey, Godefroi de Thoisi, Humbert Buffart, Jean de la Roe, Simonnet (le nom de la famile est en blanc), et moi. [Footnote: Ces noms, dont le cinq premiers sont ceux de grands seigneurs des états du duc de Bourgogne, attestent que plusieurs personnes de la cour du duc s'étoient réunies pour le voyage d'outremer, et ce sont probablement celles qui s'embarquèrent à Venise avec notre auteur, quoique jusquà présent il ne les ait pas nommées. Toulongeon, cette même année 1432, fut créé chevalier de la toison d'or; mais il ne reçut pas l'ordre, parce qu'il étoit pélerin et qu'il mourut en route.]

Pour l'instruction de ceux qui, comme moi, voudroient l'entreprendre, je dirai que l'usage est de traiter avec le grand trucheman de Jérusalem; que celui-ci commence par percevoir un droit pour le soudan et un autre pour lui, et qu'alors il envoie prévenir le trucheman de Gaza, qui à son tour traite du passage avec les Arabes du désert. Ces Arabes jouissent du droit de conduire les pélerins; et comme ils ne sont pas toujours fort soumis au soudan, on est obligé de se servir de leurs chameaux, qu'ils louent à deux ducats par bête.

Le Sarrasin qui remplissoit alors l'emploi de grand trucheman se nommoit Nanchardin. Quand il eut reçu la réponse des Arabes, il nous assembla devant la chapelle qui est à l'entrée et à la gauche de l'église de Saint Sépulcre. Là il prit par écrit nos âges, noms, surnoms et signalemens très-détaillés, et en envoya le double au grand trucheman du Caire. Ces précautions ont lieu pour la sûreté des voyageurs, afin que les Arabes ne puissent en retenir aucun; mais je suis persuadé qu'il y entre aussi de la méfiance, et qu'on craint quelque échange ou quelque substitution qui fasse perdre le tribut.

Prêts à partir, nous achetames du vin pour la route, et fîmes notre provision de vivre, excepté celle de biscuit, parce que nous devions en trouver à Gaza. Nanchardin nous fournit, pour notre monture et pour porter nos provisions, des anes et des mulets. Il nous donna un trucheman particulier, nommé Sadalva, et nous partîmes.

Le premier lieu par lequel nous passâmes est un village, jadis beaucoup plus considérable et maintenant habité par des chrétiens de la ceinture, qui cultivent des vignes. Le second est une ville appellée Saint-Abraham; et située dans la vallée d'Hebron, où Notre Seigneur forma premièrement Adam, notre premier père. Là sont inhumés ensemble Abraham, Isaac et Jacob, avec leurs femmes. Mais ce tombeau est aujourd'hui enfermé dans une mosquée de Sarrasins. Nous desirions fort d'y entrer, et nous avançâmes même jusqu'à la porte; mais nos guides et notre trucheman nous dirent qu'ils n'oseroient nous y introduire de jour, à cause des risques qu'ils courroient, et que tout chrétien qui pénètre dans une mosquée est, mis à mort, à moins qu'il ne renonce à sa foi.

Après la vallée d'Hébron nous en traversâmes une autre fort grande, près de laquelle on montre la montagne où saint Jean Baptiste fit sa pénitence. De là nous vînmes en pays désert loger dans une de ces maisons que la charité a fait bâtir pour les voyageurs, et qu'on appelle kan, et du kan nous nous rendîmes à Gaza.

Gaza, située dans un beau pays, près de la mer et à l'entrée du désert, est une forte ville, quoique sans fermeture aucune. On prétend quelle appartint jadis au fort Sanson. On y montre encore son palais, ainsi que les colonnes de celui qu'il abbattit; mais je n'oserois garantir que ce sont les mêmes.

Souvent les pélerins y sont traités durement, et nous en aurions fait l'épreuve sans le seigneur (le gouverneur), homme d'environ soixante ans et né Chercais (Circassien), qui reçut nos plaintes et nous rendit justice. Trois fois nous fûmes obligés de parôitre devant lui: l'une à raison de nos épées que nous portions; les deux autres pour des querelles que nous cherchoient les Moucres Sarrasins du pays.

Plusieurs de nous vouloient acheter des ânes, parce que le chameau a un branle très-dur qui fatigue extrêmement quand on n'y est pas accoutumé. Un âne à Gaza se vendoit deux ducats; et les Moucres vouloient, non seulement nous empêcher d'en acheter, mais nous forcer d'en louer des leurs, et de les louer cinq ducats chacun jusqu'à Sainte Catherine. Le procès fut porté devant le seigneur. Pour moi, qui jusque-là n'avoîs point cessé de monter un chameau, et qui me proposois de ne point changer, je leur demandai de m'apprendre comment je pourrois monter un chameau et un âne tout à la fois. Le seigneur prononça en notre faveur, et il décida que nous ne serions obligés de louer des ânes aux Moucres qu'autant que cela nous conviendroit.

Nous achetâmes les nouvelles provisions qui nous étoient nécessaires pour continuer notre voyage; mais, la veille de notre départ, quatre d'entre nous tombèrent malades, et ils retournèrent à Jérusalem. Moi, je partis avec les cinq autres, et nous vînmes à un village situé à l'entré du désert, et le seul qu'on trouve depuis, Gaza jusqu'à Sainte Catherine. Là messire Sanson de Lalaing nous quitta et s'en retourna aussi; de sort que je restai dans la compagnie de messire André (de Toulongeon), Pierre de Vaudrei, Godefroi (de Toisi) et Jean de la Roe.

Nous voyageâmes ainsi deux journées dans le désert, sans y rien voir absolument qui mérite d'être raconté. Seulement un matin, avant le lever du soleil, j'aperçus courir un animal à quatre pattes, long de trois pieds environ, et qui n'avoit guère en hauteur plus qu'une palme. A sa vue nos Arabes s'enfuirent, et la bête alla se cacher dans une broussaille qui se trouvoit là. Messire André et Pierre de Vaudrey mirent pied à terre, et coururent à elle l'épée en main. Elle se mit à crier comme un chat qui voit approcher un chien. Pierre de Vaudrey la frappa sur le dos de la pointe dé son épée; mais il ne lui fit aucun mal, parce qu'elle est couverte de grosses écailles, comme un esturgeon. Elle s'élança sur messire André, qui d'un coup de la sienne lui coupa la cou en partie, la tourna sur le dos, les pieds en l'air, et la tua. Elle avoit la tête d'un fort lièvre, les pieds comme les mains d'un petit enfant, et une assez longue queue, semblable à celle des gros verdereaux (lézards verts). Nos Arabes et notre trucheman nous dirent qu'elle étoit fort dangereuse. [Footnote: D'après la description vague que donne ici la Brocquière, il paroît que l'animal dont il parle est le grand lézard appelé monitor, parce qu'on prétend qu'il avertit da l'approche du crocodile. Quant à la terreur qu'en avoient les Arabes, elle n'étoit point fondée.]

A la fin de la seconde journée je fus saisi d'une fièvre ardente, si forte qu'il me fut impossible d'aller plus loin. Mes quatre compagnons, bien désolés de mon accident, me firent monter un âne, et me recommandèrent à un de nos Arabes, qu'ils chargèrent de me reconduire à Gaza, s'il étoit possible.

Cet homme eut beaucoup soin de moi; ce qui ne leur est point ordinaire vis-à-vis des chrétiens. Il me tint fidèle compagnie, et me mena le soir passer la nuit dans un de leurs camps, qui pouvoit avoir quatre-vingts et quelques tentes, rangées en forme de rues. Ces tentes sont faites avec deux fourches qu'on plante en terre par leur gros bout à une certaine distance l'une de l'autre. Sur les deux fourches est posée en traverse une perche et sur la perche une grosse couverture en laine ou en gros poil.

Quand j'arrivai, quatre ou cinq Arabes de la connoissance du mien vinrent au devant de nous. Ils me descendirent de mon âne, me firent coucher sur un matelas que je portois, et là, me traitant à leur guise, ils me pétirent et me pincèrent tant avec les [Footnote: C'est ce que nous appelons masser. Cette méthode est employée dans beaucoup de contrées de l'Orient pour certaines maladies.] mains que, de fatigue et de lassitude, je m'endormis et reposai six heures.

Pendant tout ce temps aucun d'eux ne me fit le moindre déplaisir, et ils ne me prirent rien. Ce leur étoit cependant chose bien aisée; et je devois d'ailleurs les tenter, puisque je portois sur moi deux cents ducats, et que j'avois deux chameaux chargés de provisions et de vin.

Je me remis en route avant le jour pour regagner Gaza: mais quand j'y arrivai je ne retrouvai plus ni mes quatre compagnons, ni même messire Sanson de Lalaing. Tous cinq étoient retournés à Jérusalem, et ils avoient emmené avec eux le truceman. Heureusement je trouvai un Juif Sicilien de qui je pus me faire entendre. Il fit venir près de moi un vieux Samaritain qui, par un remède qu'il me donna, appaisa la grande ardeur que j'endurois.

Deux jours après, me sentant un peu mieux, je partis dans la compagnie d'un Maure. Il me mena par le chemin de la marine (de là côte.) Nous passâmes près d'Esclavonie (Ascalon), et vînmes, à travers un pays toujours agréable et fertile, à Ramlé, d'où je repris le chemin de Jérusalem.

La première journée, je rencontrai sur ma route l'amiral (commandant) de cette ville. Il revenoit d'un pélerinage avec une troupe de cinquante cavaliers et de cent chameaux, montés presque tous par des femmes et des enfans qui l'avoient accompagné au lieu de sa dévotion. Je passai la nuit avec eux; et, le lendemain, de retour a Jérusalem, j'allai loger chez les cordeliers, à l'église du mont de Sion, où je retrouvai mes cinq camarades.

En arrivant je me mis au lit pour me faire traiter de ma maladie, et je ne fus guéri et en état de partir que le 19 d'Août. Mais pendant ma convalescence je me rappelai que plusieurs fois j'avois entendu différentes personnes dire qu'il étoit impossible à un chrétien de revenir par terre de Jérusalem en France. Je n'oserois pas même, aujourd'hui que j'ai fait le voyage, assurer qu'il est sûr. Cependant il me sembla qu'il n'y a rien qu'un homme ne puisse entreprendre quand il est assez bien constitué pour supporter la fatigue, et qu'il possède argent et santé. Au reste, ce n'est point par jactance que je dis cela; mais, avec l'aide de Dieu et de sa glorieuse mère, qui jamais ne manque d'assister ceux qui la prient de bon coeur, je résolus de tenter l'aventure.

Je me tus néanmoins pour le moment sur mon projet, et ne m'en ouvris pas même à mes compagnons. D'ailleurs je voulois, avant de l'entreprendre, faire encore quelques autres pélerinages, et spécialement ceux de Nazareth et du mont Thabor. J'allai donc prévenir de mon dessein Nanchardin, grand trucheman du soudan à Jérusalem, et il me donna pour mon voyage un trucheman particulier. Je comptois commerce par celui du Thabor, et déjà tout étoit arrangé; mais quand je fus au moment de partir, le gardien chez qui je logeois m'en détourna, et s'y opposa même de toutes ses forces. Le trucheman, de son coté, s'y refusa, et il m'annonça que je ne trouverois dans les circonstances personne pour m'accompagner, parce qu'il nous faudroit passer sur le territoire de villes qui étoient en guerre, et que tout récemment un Vénitien et son trucheman y avoient été assassinés.

Je me restreignis done au second pélerinage, et messire Sanson de Lalaing voulut m'y accompagner, ainsi que Humbert. Nous laissames au mont de Sion messire Michel de Ligne, qui étoit malade. Son frère Guillaume resta près de lui avec an serviteur pour le garder. Nous autres nous partimes le jour de la mi-août, et notre intention étoit de nous rendre à Jaffa par Ramlé, et de Jaffa à Nazareth; mais avant de me mettre en route, j'allai au tombeau de Notre Dame implorer sa protection pour mon grand voyage. J'entendis aux cordeliers le service divin, et je vis là des gens qui se disent chrétiens, desquels il y en a de bien estranges, selon nostre manière.

Le gardien de Jérusalem nous fit l'amitié de nous accompngner jusqu'à Jaffa, avec un frère cordelier du couvent de Beaune. La ils nous quittèrent, et nous prîmes une barque de Maures qui nous conduisit au port d'Acre.

Ce port est beau, profond et bien fermé. La ville elle-même paroît avoir été grande et forte; mais il n'y subsiste plus maintenant que trois cent maisons situées à l'une de ses extrémités, et assez loin de la marine. Quant à notre pélerinage, nous ne pûmes l'accomplir. Des marchands Vénitiens que nous consultames nous en détournèrent, et nous primes le parti d'y renoncer. Il nous apprirent en même temps qu'on attendoit à Barut une galére de Narbonne. Mes camarades voulurent en profiter pour retourner en France, eten conséquence nous prîmes le chemin de cette ville.

Nous vîmes en route Sur, ville fermée et qui a un bon port, puis Saïette (Séyde), autre port de mer assez bon. [Footnote: Sur est l'ancienne Tyr; Saiette, l'ancienne Sidon; Barut, l'ancienne Bérite.] Pour Barut, elle a été plus considérable qu'elle ne l'est aujourd'hui; mais son port est beau encore, profond et sûr pour les vaisseaux. On voit à l'une de ses pointes les restes d'un chateau fort qu'elle avoit autrefois, et qui est détruit. [Footnote: Les notions que nous donne ici la Brocquière sont intéressantes pour la géographie. Elles prouvent que tous ces ports de Syrie, jadis si commerçans et si fameux, aujourd'hui si dégradés et si complétement inutiles, étoient de son temps propres encore la plupart au commerce.]

Moi qui n'étois occupé que de mon grand voyage, j'employai mon séjour dans cette ville à prendre sur cet objet des renseignemens et j'ai m'adressai pour cela à un marchand Génois nommé Jacques Pervézin. Il me conseilla d'aller à Damas; m'assura que j'y trouverois des marchands Vénitiens, Catalans, Florentins, Génois et autres, qui pourroient me guider par leurs conseils, et me donna même, pour un de ses compatriotes appelé Ottobon Escot, une lettre de recommendation.

Résolu de consulter Escot avant de rien entreprendre, je proposai à messire Sanson d'aller voir Damas, sans cependant lui rien dire de mon projet. Il accepta volontiers la proposition, et nous partimes, conduit par un moucre. J'ai déja dit qu'en Syrie les moucres sont des gens dont le métier est de conduire les voyageurs et de leur louer des anes et des mulets.

Au sortir de Barut nous eûmes à traverser de hautes montagnes jusqu'à une longue plaine appelée vallée de Noë, parce que Noë, dit-on, y batit son arche. La vallée a tout au plus une lieue de large; mais elle est agréable et fertile, arrosée par deux rivières et peuplée d'Arabes.

Jusqu'à Damas on continue de voyager entre des montagnes au pied desquelles on trouve beaucoup de villages et de vignobles. Mais je préviens ceux qui, comme moi, auront à les traverser, de songer à se bien munir pour la nuit; car de ma vie je n'ai eu aussi froid. Cette excessive froidure a pour cause la chute de la rosée; et il en est ainsi par toute la Syrie. Plus la chaleur a été grande pendant le jour, plus la rosée est abondante et la nuit froide.

II y a deux journées de Barut à Damas.

Par toute la Syrie les Mahométans ont établi pour les chrétiens une coutume particulière qui ne leur permet point d'aller à cheval dans les villes. Aucun d'eux, s'il est connu pour tel, ne l'oseroit, et en conséquence notre moucre, avant d'entrer, nous fit mettre pied à terre, messire Sanson et moi.

A peine étions nous entrés qu'une douzaine de Sarrasins s'approcha pour nous regarder. Je portois un grand chapeau de feutre, qui n'est point d'usage dans le pays. Un d'eux vint le frapper par dessous d'un coup de baton, et il me le jeta par terre. J'avoue que mon premier mouvement fut de lever le poing sur lui. Mais le moucre, se jetant entre nous deux, me poussa en arrière, et ce fut pour moi un vrai bonheur; car en un instant trente ou quarante autres personnes accoururent, et, si j'avois frappé, je ne sais ce que nous serions devenus.

Je dis ceci pour avertir que les habitans de cette ville sont gens méchants qui n'entendent pas trop raison, et que par conséquent il faut bien se garder d'avoir querrelle avec eux. Il en est de même ailleurs. J'ai éprouvé par moi-même qu'il ne faut vis-à-vis d'eux ni faire le mauvais, ni se montrer peureux; qù'il ne feut ni paroitre pauvre, parce qu'ils vous mépriseroient; ni riche, parce qu'ils sont très avides, ainsi que l'expérimentent tous ceux qui débarquent à Jaffa.

Damas peut bien contenir, m'a-t-on dit, cent mille âmes. [Footnote: Il y dans le texte cent mille hommes. Si, par ce mot hommes, l'auteur entend les habitans mâles, alors, pour comprendre les femmes dans la population, il faudroit compter plus de deux cent mille individus au lieu de cent mille. S'il entend les personnes en état de porter les aimes, son état de population est trop fort et ne peut être admis.] La ville est riche, marchande, et, après le Caire, la plus considérable de toutes celles que possède le soudan. Au levant, au septentrion et au midi, elle a une grande plaine; au ponant, une montagne au pied de laquelle sont batis les faubourgs. Elle est traversée d'une rivière qui s'y divise en plusieurs canaux, et fermée dans son enceinte seulement de belles murailles; car les faubourgs sont plus grands que la ville. Nulle part je n'ai vu d'aussi grands jardins, de meilleurs fruits, une plus grande abondance d'eau. Cette abondance est telle qu'il y a peu de maisons, m'a-t-on dit, qui n'aient leur fontaine.

Le seigneur (le gouverneur) n'a, dons toute la Syrie et l'Egypte, que le seul soudan qui lui soit supérieur en puissance. Mais comme en différens temps quelques-uns d'eux se sont revoltés, les soudans ont pris des précautions pour les contenir. Du côté de terre est un grand et fort chateau qui a des fossés larges et profonds. Ils y placent un capitaine à leur choix, et jamais ce capitaine n'y laisse entrer le gouverneur.

En 1400 Damas fut détruite en cendres par le Trambulant (Tamerlan). On voit encore des vestiges de ce désastre; et vers la porte qu'on appelle de Saint-Paul, il y a un quartier tout entier qui n'est pas rebâti.

Dans la ville est un kan destiné à servir de dépôt de sûreté aux négocians pour leurs marchandises. On l'appelle kan Berkot, et ce nom lui a été donné, parce qu'il fut originairement la maison d'un homme nommé ainsi. Pour moi, je crois que Berkot étoit Français; et ce qui me le fait présumer, c'est que sur une pierre de sa maison sont sculptées des fleurs de lis qui paroissent aussi anciennes que les murs.

Quoi qu'il en soit de son origine, ce fut un très-vaillant homme, et qui jouit encore dans le pays d'une haute renommée. Jamais, pendant tout le temps qu'il vécut et qu'il eut de l'autorité, les Persiens et Tartres (Persans et Tatars) ne purent gagner en Syrie la plus petite portion de terrain. Dès qu'il apprenoit qu'une de leurs armés y portoit les armes, il marchoit contre elle jusqu'à une rivière au-delà d'Alep, laquelle sépare la Syrie de la Perse, et qu'à vue de pays je crois être celle qu'on appelle Jéhon, et qui vient tomber à Misses en Turcomanie. On est persuadé à Damas que, s'il eût vécu, Tamerlan n'auroit pas osé porter ses armes de ce côté-là. Au reste ce Tamerlan rendit honneur à sa mémoire quand il prit la ville. En ordonnant d'y tout mettre à feu, il ordonna de respecter la maison de Berkot; il la fit garder pour la défendre de l'incendie, et elle subsiste encore.

Les chrétiens ne sont vus à Damas qu'avec haine. Chaque soir on enferme les marchands dans leurs maisons. Il y a des gens préposés pour cela, et le lendemain ils viennent ouvrir les portes quand bon leur semble.

J'y trouvai plusieurs marchands Génois, Vénitiens, Catalans, Florentins et Français. Ces derniers étoient venus y acheter différentes choses, spécialement des épices, et ils comptoient aller à Barut s'embarquer sur la galère de Narbonne qu'on y attendoit. Parmi eux il y avoit un nommé Jacques Coeur, qui depuis a joué un grand rôle en France et a été argentier du roi. Il nous dit que la galère étoit alors à Alexandrie, et que probablement messire André viendroit avec ses trois camarades la prendre à Barut.

Hors de Damas et près des murs on me montra le lieu où saint Paul, dans une vision, fut renversé de cheval et aveuglé. Il se fit aussitôt conduire à Damas pour y recevoir le baptême, et l'endroit où on le baptisa est aujourd'hui une mosquée.

Je vis aussi la pierre sur laquelle saint George monta à cheval quand il alla combattre le dragon. Elle a deux pieds en carré. On prétend qu'autrefois les Sarrasins avoient voulu l'enlever, et que jamais, quelques moyens qu'ils aient employés, ils n'ont pu y réussir.

Après avoir vu Damas nous revinmes à Barut, messire Sanson et moi: nous y trouvâmes messire André, Pierre de Vaudrey, Geoffroi de Thoisi et Jean de la Roe, qui déja s'y étoient rendus, comme me l'avoit annoncé Jacques Coeur. La galère y arriva d'Alexandrie trois ou quatre jours après; mais, pendant ce court intervalle, nous fûmes témoins d'une fête que les Maures célébrèrent à leur ancienne manière.

Elle commença le soir, au coucher du soleil. Des troupes nombreuses, éparses ça et la, chantoient et poussoient de grands cris. Pendant ce temps on tiroît le canon du château, et les gens de la ville lançoient en l'air, bien haut et bien loin, une manière de feu plus gros que le plus gros fallot que je visse oncques allumé. Ils me dirent qu'ils s'en servoient quelquefois à la mer pour brûler les voiles d'un vaisseau ennemi. Il me semble que, comme c'est chose bien aisée et de une petite despense, on pourroit l'employer également, soit à consumer un camp ou un village couvert en paille, soit dans un combat de cavalerie, à épouvanter les chevaux.

Curieux d'en connoître la composition, j'envoyai vers celui qui le faisoit le valet de mon hôte, et lui fis demander de me l'apprendre. Il me répondit qu'il n'oseroit, et que ce seroit pour lui une affaire trop dangereuse, si elle étoit sue; mais comme il n'est rien qu'un Maure ne fasse pour de l'argent, je donnai à celui-ci un ducat, et, pour l'amour du ducat, il m'apprit tout ce qu'il savoit, et me donna même des moules en bois et autres ingrédiens que j'ai apportés en France.

La veille de l'embarquement je pris à part messire André de Toulongeon, et après lui avoir fait promettre qu'il ne s'opposeroit en rien à ce que j'allois lui révéler, je lui fis part du projet que j'avois formé de retourner par terre. Conséquemment à sa parole donnée, il ne tenta point de m'en empêcher; mais il me représenta tout ce que j'allois courir de dangers, et celui sur-tout de me voir contraint à renier la foi de Jésus-Christ. Au reste j'avoue que ses représentations étoient fondées, et que de tous les périls dont il me menacoit il n'en est point, excepté celui de renier, que je n'aie éprouvés. II engagea également ses camarades à me parler; mais ils eurent beau faire, je les laissai partir et demeurai.

Après leur départ je visitai une mosquée qui jadis avoit été une très-belle église, bâtie, disoit-on, par sainte Barbe. On ajoute que quand les Sarrasins s'en furent emparés, et que leurs crieurs voulurent y monter pour annoncer la prière, selon leur usage, ils furent si battus que depuis ce jour aucun d'eux n'a osé y retourner.

II y a aussi un autre bâtiment miraculeux qu'on a changé en église. C'étoit auparavant une maison de Juifs. Un jour que ces gens-là avoient trouvé une image de Notre Seigneur, ils se mirent à la lapider, comme leurs pères jadis l'avoient lapidé lui-même; mais l'image ayant versé du sang, ils furent tellement effrayés du miracle, qu'ils se sauvèrent, allèrent s'accuser à l'évêque, et donnèrent même leur maison en réparation du crime. On en a fait une église, qui aujourd'hui est desservie par des cordeliers.

Je logeai chez un marchand Vénitien nommé Paul Barberico; et comme je n'avois nullement renoncé à mes deux pélerinages de Nazareth et du Thabor, malgré les obstacles que j'y avois rencontrés et tout ce qu'on m'avoit dit pour m'en détourner, je le consultai sur ce double voyage. Il me procura un moucre qui se chargea de me conduire, et qui s'engagea même pardevant lui à me mener sain et sauf jusqu'à Damas, et à lui en rapporter un certificat signé par moi. Cet homme me fit habiller en Sarrasin; car les Francs, pour leur sûreté, quand ils voyagent, ont obtenu du soudan de prendre en route cet habillement.

Je partis donc de Barut avec mon moucre le lendemain du jour où la galère avoit mis à la voile, et nous primes le chemin de Saïette, entre la mer et les montagnes. Souvent ces montagnes s'avancent si près du rivage qu'on est obligé de marcher sur la grève, et quelquefois elles en sont éloignées de trois quarts de lieue.

Après une heure de marche je trouvai un petit bois de hauts sapins que les gens du pays conservent bien précieusement. Il est même sévèrement défendu d'en abattre aucun; mais j'ignore la raison de ce règlement.

Plus loin étoit une rivière assez profonde. Mon moucre me dit que c'étoit celle qui vient de la vallée de Noë, mais qu'elle n'est pas bonne à boire. Elle a un pont de pierre, près duquel se trouve un kan où nous passâmes la nuit.

Le lendemain je vins à Séyde, ville située sur la marine (sur la mer), et fermée du côté de terre par des fossés peu profonds.

Sur, que les Maures nomment Four, est située de même. Il est abreuvé par une fontaine qu'on trouve à un quart de lieue vers le midi, et dont l'eau, très-bonne, vient, par-dessur des arches, se rendre dans la ville.

Je ne fis que la traverser, et elle me parut assez belle; cependant elle n'est pas forte, non plus que Séyde, toutes deux ayant été détruites autrefois, ainsi qu'il paroît par leurs murailles, qui ne valent pas, à beaucoup près, celles de nos villes.

La montagne, vers Sur, s'arrondît en croissant, et s'avance par ses deux pointes jusqu'à la mer. L'espace vide entre l'une et l'autre n'a point de villages; mais il y en a beaucoup le long de la montagne.

Une lieue au-delà on trouve une gorge qui vous oblige de passer sur une falaise au haut de laquelle est une tour. Les cavaliers qui vont de Sur à Acre n'ont point d'autre route que ce passage, et la tour a été construite pour le garder.

Depuis ce défilé jusqu'à Acre les montagnes sont peu élevées, et l'on y voit beaucoup d'habitations qui, pour la plupart, sont remplies d'Arabes. Près de la ville je rencontrai un grand seigneur du pays nommé Fancardin. Il campoit en plein champ, et portoit avec lui ses tentes.

Acre, entourée de trois côtés par des montagnes, quoique avec une plaine d'environ quatre lieues, l'est de l'autre par la mer. J'y fis connoissance d'un marchand de Venise, nommé Aubert Franc, qui m'accueillit bien et qui me procura sur mes deux pélerinages des renseignemens utiles dont je profitai.

A l'aide de ses avis je me mis en route pour Nazareth, et, après avoir traversé une grande plaine, je vins à la fontaine dont Notre Seigneur changea l'eau en vin aux noces d'Archétéclin; [Footnote: Architriclinus est un mot Latin formé du Grec, par lequel l'Evangile désigne le maître d'hôtel ou majordôme qui présidoit aux noces de Cana. Nos ignarans auteurs des bas siècles le prirent pour un nom d'homme, et cet homme ils en firent un saint, qu'ils appelèrent saint Architriclin. Dans la relation de la Brocquière, Architriclin est le marié de Cana.] elle est près d'un village où l'on dit que naquit saint Pierre.

Nazareth n'est qu'un autre gros village bâti entre deux montagnes; mais le lieu où l'ange Gabriel vint annoncer à la vierge Marie qu'elle seroit mère fait pitié à voir. L'église qu'on y avoit bâtie est entièrement détruite, et il n'en subsiste plus qu'une petite chose (case), là où Nostre-Dame estoit quand l'angèle lui apparut.

De Nazareth j'allai au Thabor, où fut faite la transfiguration de Notre Seigneur, et plusieurs autres miracles. Mais comme les paturages y attirent beaucoup d'Arabes qui viennent y mener leurs bêtes, je fus obligé de prendre pour escorte quatre autres hommes, dont deux étoient Arabes eux-mêmes.

La montée est trés-rude parce qu'il n'y a point de chemin; je la fis à dos de mulet, et j'y employai deux heures. La cime se termine par un plateau presque rond, qui peut avoir en longeur deux portées d'arc et une de large. Jadis il fut enceient d'une muraille dont on voit encore des restes avec des fossés, et dans le pourtour, en dedans du mur, étoient plusieurs églises, et spéciàlement une où l'on gagne encore, quoiqu'elle soit ruinée, plain pardon de paine et de coulpe.

Au levant du Thabor, et au pied de la montagne, on aperçoit Tabarie (Tibériade), au-delà de laquelle coule le Jourdain; au couchant est une grande plaine fort agréable par ses jardins remplis de palmiers portant dattes, et par de petits bosquets d'arbres, plantés comme des vignes, et sur lesquels croit le coton. Au lever du soleil ceux-ci présentent un aspect singulier. En voyant leurs feuilles vertes couvertes de coton, on diroit qu'il a neigé sur eux. [Footnote: Il est probable qu'ici le voyageur s'est trompe. Le cotonnier a par ses feuilles quelque ressemblance avec celles de la vigne. Elles sont lobées de même; mais le coton naît dans des capsules, et non sur des feuilles. On connoît en botanique plusieurs arbres dont les feuilles sont couvertes à leur surface extérieure d'un duvet blanc; mais on n'en connoît aucune qui produise du coton.]

Ce fut dans cette plaine que je descendis pour me reposer et diner; car j'avois apporté des poulets crus et du vin. Mes guides me conduisirent dans une maison dont le maître, quand il vit mon vin, me prit pour un homme de distinction et m'accueillit bien. Il m'apporta une écuelle de lait, une de miel, et une branche chargée de dattes nouvelles. C'étoit la première fois de ma vie que j'en voyois. Je vis encore comment on travailloit le coton, et pour ce travail les ouvriers étoient des hommes et des femmes. Mais là aussi mes guides voulurent me rançonner, et, pour me reconduire à Nazareth où je les avois pris, ils exigèrent de moi un marché nouveau.

Je n'avois point d'épée, car j'avoue que je l'aurois tirée, et c'eût été folie à moi, comme c'en seroit une à ceux qui m'imiteroient. Le résultat de la querelle fut que, pour me débarrasser d'eux, il me fallut leur donner douze drachmes de leur monnoie, lesquelles valent un demi-ducat. Dès qu'ils les eurent reçues ils me quittèrent tous quatre; de sorte que je fus obligé de m'en revenir seul avec mon moucre.

Nous avions fait peu de chemin, quand nous vimes venir à nous deux Arabes armés à leur manière et montés sur de superbes chevaux. Le moucre, en les voyant, eut grande peur. Heureusement ils passèrent sans nous rien dire; mais il m'avoua que, s'ils m'eussent soupçonné d'être chrétien, nous étions perdus, et qu'ils nous eussent tués tous deux sans rémission, ou pour le moins dépouillés en entier.

Chacun d'eux portoit une longue et mince perche ferrée par les deux bouts, don't l'un étoit tranchant, l'autre arrondi, mais garni de plusieurs taillans, et long d'un empan. Leur écu (bouclier) étoit rond, selon leur usage, convexe dans la partie du milieu, et garni au centre d'une grosse pointe de fer; mais depuis cette pointe jusqu'au bas il étoit orné de longues franges de soie. Ils avoient pour vêtement des robes dont les manches, larges de plus d'un pied et demi, dépassoient leur bras, et pour toque un chapeau rond terminé en pointe, de laine cramoisie, et velu; mais ce chapeau, au lieu d'avoir sa toile tortillée tout autour, comme l'ont les autres Maures, l'avoit pendante fort bas des deux côtés, dans toute sa largeur.

Nous allâmes de là loger à Samarie, parce que je voulois visiter la mer de Tabarie (lac de Tibériade), où l'on dit que saint Pierre pèchoit ordinairement, et y a aucuns (quelques) pardons; c'étoient les quatre-temps de Septembre. Le moucre me laissa seul toute la journée. Samarie est située sur la pointe d'une montagne. Nous n'y entrames qu'à la chute de jour, et nous en sortimes à minuit pour nous rendre au lac. Le moucre avoit préféré cette heure, afin d'esquiver le tribut que paient ceux qui s'y rendent; mais la nuit m'empêcha de voir le pays d'alentour.

J'allai ensuite au puits qu'on nomme puits de Jacob, parce que Jacob y fut jeté par ses frères. Il y a là une belle mosquée, dans laquelle j'entrai avec mon moucre, parce que je feignis d'être Sarrasin.

Plus loin est un pont de pierre sur lequel on passe le Jourdain, et qu'on appelle le pont de Jacob, à cause d'une maison qui s'y trouve, et qui fut, dit-on, celle de ce patriarche. Le fleuve sort d'un grand lac situé au pied d'une montagne vers le nordouest (nord-ouest), et sur la montagne est un beau chateau possédé par Nancardin.

Du lac je pris le chemin de Damas. Le pays est assez agréable, et quoiqu'on y marche toujours entre deux rangs de montagnes, il a constamment une ou deux lieues de large. Cependant on y trouve un endroit fort étrange. Là le chemin est réduit uniquement à ce qu'il faut pour le passage des chevaux tout le reste, à gauche, dans une largeur et une longueur d'une lieue environ, ne présente qu'un amas immense de cailloux pareils à ceux de rivière, et dont la plupart sont gros comme des queues de vin.

Au débouché de ce lieu est un très-beau kan, entouré de fontaines et de ruisseaux. A quatre ou cinq milles de Damas il y en a un autre, le plus magnifique que j'aie vu de ma vie. Celui-ci est près d'une petite rivière formée par des sources; et en général plus on approche de la ville et plus le pays est beau.

Là je trouvai un Maure tout noir qui venoit du Caire à course de chameau, et qui étoit venu en huit jours, quoiqu'il y eût, me dit-on, seize journées de marche. Son chameau lui avoit échappé: à l'aide de mon moucre je parvins à le lui faire reprendre. Ces coureurs ont une selle fort singulière, sur laquelle ils sont assis les jambes croisées; mais la rapidité des chameaux qui les conduisent est si grande que, pour résister à l'impression de l'air, ils se font serrer d'un bandage la tête et le corps.

Celui-ci étoit porteur d'un ordre du soudan. Une galère et deux galiotes du prince de Tarente avoient pris devant Tripoli de Syrie une griperie [Footnote: Griperie, grip, sorte de bâtiment pour aller en course, vaisseau corsaire.] de Maures: le soudan, par représailles, envoyoit saisir à Damas et dans toute la Syrie tous les Catalans et les Génois qui s'y trouvoient. Cette nouvelle, dont je fus instruit par mon moucre, ne m'effraya pas. J'entrai hardiment dans la ville avec les Sarrasins, parce que, habillé comme eux, je crus n'avoir rien à craindre. Mon voyage avoit duré sept jours.

Le lendemain de mon arrivée je vis la caravane qui revenoit de la Mecque. On la disoit composée de trois mille chameaux: et en effet elle employa pour entrer dans la ville près de deux jours et deux nuits. Cet événement fut, selon l'usage, une grande fête. Le seigneur de Damas, ainsi que les plus notables, allèrent au devant de la caravane, par respect pour l'Alkoran qu'elle avoit. Ce livre est la loi qu'a laissée aux siens Mahomet. Il étoit enveloppé d'une étoffe de soie peinte et chargée de lettres morisque, et un chameau le portoit, couvert lui-même également de soie.

En avant du chameau marchoient quatre ménestrels (musiciens) et une grande quantité de tambours et de nacquaires (timbales) qui faisoient ung hault bruit. Devant et autour de lui étoient une trentaine d'hommes dont les uns portoient des arbalètes, les autres des épées nues, d'autres de petits canons (arquebuses) qu'ils tiroient de temps en temps. [Footnote: L'auteur ne dit pas si ces arquebuses étoient à fourchette, à mèche, à rouet; mais il est remarquable que nos armes à feu portatives; dont l'invention étoit encore assez récente en Europe, fussent dès-lors en usage chez les Mahométans d'Asie.] Par derrière suivoient huit vieillards, qui montoient chacun un chameau de course près duquel on menoit en lesse leur cheval, magnifiquement couvert et orné de riches selles, selon la mode du pays. Après eux enfin venoit une dame Turque, parente de grand-seigneur: elle étoit dans une litière que portoient deux chameaux richement parés et couverts. Il y avoit plusieurs de ces animaux couverts de drap d'or.

La caravane étoit composée de Maures, de Turcs, Barbes (Barbaresques), Tartres (Tatars), Persans et autres sectateurs du faux prophète Mahomet. Ces gens-là prétendent que, quand ils ont fait une fois le voyage de la Mecque, ils ne peuvent plus être damnés. Cest ce que m'assura un esclave renégat. Vulgaire (Bulgare) de naissance, lequel appartenoit à la dame dont je viens de parler. Il s'appeloit Hayauldoula, ce qui en Turc signifie serviteur de Dieu, et prétendoit avoir été trois fois à la Mecque. Je me liai avec lui, parce qu'il parloit un peu Italien, et souvent même il me tenoit compagnie la nuit ainsi que le jour.

Plusieurs fois, dans nos entretiens, je l'interrogeai sur Mahomet, et lui demandai où reposoit son corps. Il me répondit que c'étoit à la Mecque; que la fiertre (chasse) qui le renfermoit se trouvoit dans une chapelle ronde, ouverte par le haut: que c'étoit par cette ouverture que les pélerins alloient voir la fiertre, et que parmi eux il y en avoit qui, après l'avoir vue, se faisoient crever les yeux, parce qu'après cela le monde ne pouvait rien offrir, disoient-ils, qui méritat leur regards. Effectivement il y en avoit deux dans la troupe, l'un d'environ seize ans, l'autre de vingt-deux à vingt-trois, qui c'étoient fait aveugler ainsi.

Hayauldoula me dit encore que c'nest point à la Mecque qu'on gagne les pardons, mais à Méline (Médine), ville où saint Abraham fist faire une maison qui y est encoires. [Footnote: Notre voyageur a confondu: c'est à Médine, et non à la Mecque, qu'est le tombeau de Mahomet; c'est à la Mecque, et non à Médine, qu'est la prétendue maison d'Abraham, que les pélerins gagnent les pardons et que se fait le grand commerce.] La maison est en forme de cloitre, et le pélerins en font le tour.

Quant à la ville, elle est sur le bord de la mer. Les hommes de la terre du prêtre Jean (les Indiens) y apportent sur de gros vaisseaux les épices et autres marchandises que produit leur pays. C'est là que les Mahométans vont les acheter. Ils les chargent sur des chameaux ou sur d'autres bêtes de somme, et les portent au Caire, à Damas et autres lieux, ainsi qu'on sait. De la Mecque à Damas il y a quarante journées de marche à travers le désert; les chaleurs y sont excessives, et la caravane avoit eu plusieurs personnes étouffées.

Selon l'esclave renégat, celle de Médine doit annuellement être compossée de sept cent mille personnes; et quand ce nombre n'est pas complet, Dieu; pour le remplir, y envoie des agnes. Au grand jour du jugement Mahomet fera entrer en paradis autant de personnes qu'il voudra, et la ils auront à discrétion du lait et des femmes.

Comme sans cesse j'entendois parler de Mohomet, je voulus savoir sur lui quelque chose, et m'adressai pour cela à un prêtre qui dans Damas étoit attaché au consul des Vénitiens, qui disoit souvent la messe à l'hôtel confessoit les marchands de cette nation, et, en cas de danger, régloit leurs affaires. Je me confessai à lui, je réglai les miennes, et lui demandai s'il connoissoit l'historie de Mahomet. Il me dit que oui, et qu'il savoit tout son Alkoran. Alors je le suppliai le mieux qu'il me fut possible de rédiger par écrit ce qu'il en connoissoit, afin que je pusse le présenter à monseigneur le duc. [Footnote: Le duc de Bourgogne, auquel étoit attaché la Brocquière. Par tout ce que cit ici le voyageur on voit combien peu étoit connu en Europe le fondateur de l'Islamisme et l'auteur du Koran.] Il le fit avec plaisir, et j'ai apporté avec moi son travail.

Mon projet étoit de me rendre à Bourse. On m'aboucha en conséquence avec un Maure qui s'engagea dam'y conduire en suivant la caravane. Il me demandoit trente ducats et sa dépense: mais on m'avertit de me défier des Maures comme gens de mauvaise foi, sujets à fausser leur promesse, et je m'abstins de conclure. Je dis ceci pour l'instruction des personnes qui auroient affaire à eux; car je les crois tels qu'on me les a peints. Hayauldoula me procura de son côté la connoissance de certains marchands du pays de Karman (de Caramanie). Enfin je pris un autre moyen.

Le grand-Turc a pour les pélerins qui vont à la Mecque un usage qui lui est particulier, au moins j'ignore si les autres puissances Mahométanes l'observent aussi: c'est que, quand ceux de ses états partent, il leur donne à son choix un chef auquel ils sont tenus d'obéir ainsi qu'à lui. Celui de la caravane s'appeloit Hoyarbarach; il étoit de Bourse, et c'étoit un des principaux habitans.

Je me fis présenter à lui par mon hôte et par une autre personne, comme un homme qui vouloit aller voir dans cette ville un frère qu'il y avoit, et ils le prièrent de me recevoir dans sa troupe et de m'y accorder sûreté. Il demanda si je savois l'Arabe, le Turc, l'Hébreu, la langue vulgaire, le Grec; et comme je répondis que non: Eh bien, que veut-il donc devenir? reprit-il.

Cependant, sur la répresentation qu'on lui fit que je n'osois, à cause de la guerre, aller par mer, et que s'il daignoit m'admettre je ferois comme je pourrois, il y consentit, et après s'être mis les deux mains sur sa tête et avoir touché sa barbe, il dit en Turc que je pouvois me joindre à ses esclaves; mais il exigea que je fusse vêtu comme eux.

D'après cela j'allai aussitôt, avec un de mes deux conducteurs, au marché qu'on appelle bathsar (bazar). J'y achetai deux longues robes blanches qui me descenoient jusqu'au talon, une toque accomplie (turban complet), une ceinture de toile, une braie (caleçon) de futaine pour y mettre le bas de ma robe, deux petits sacs ou besaces, l'un pour mon usage, l'autre pour suspendre à la tête de mon cheval quand je lui ferois manger son orge et sa paille: une cuiller et une salière de cuir, un tapis pour coucher; anfin un paletot (sorté de pour-point) de panne blanche que je fis couvrir de toile, et qui me servit beaucoup la nuit J'achetai aussi un tarquais blanc et garni (sorte de carquois), auquel pendoient une épée et des couteaux: mais pour le tarquais et l'épée je ne pus en faire l'acquisition que secrètement; car, si ceux qui ont l'administration de la justice l'avoient su, le vendeur et moi nous eussions couru de grands risques.

Les épées de Damas sont le plus belles et les meilleures de tout la Syrie; mais c'est une chose curieuse de voir comment ils les brunissent. Cette opération se fait avant la trempe. Ils ont pour cela une petite pièce de bois dans laquelle est enté un fer; ils la passent sur la lame et enlévent ainsi se; inégalités de même qu'avec un rabot on enlève celles du bois; ensuite ils la trempent, puisla polissent. Ce poli est tel que quand quelqu'un veut arranger son turban, il se sert de son épée comme d'un mirior. Quant à la trempe, elle est si parfaite que nulle part encore je n'ai vu d'épée trancher aussi bien.

On fait aussi à Damas et dans le pays des miroirs d'acier qui grossissent les objets comme un miroir ardent. J'en ai vu qui, quand on les exposoit au soleil, percoient, à quinze ou seize pieds de distance, une planche et y mettoient le feu.

J'achetai un petit cheval, qui se trouva très-bon. Avant de partir je le fis ferrer à Damas; et de là jusqu'à Bourse, quoiqu'il y ait près de cinquante journées, je n'eus rien à fair à ses pieds, excepté à l'un de ceux de devant, où il prit une enclosure qui trois semaines après le fit boiter. Voici comme ils ferrent leurs chevaux.

Les fers sont légers, très-minces, allongés sur les talons, et plus amincis encore là que vers la pince. Ils n'ont point de retour [Footnote: Je crois que par retour la Brocquière a entendu ce crochet nommé crampon qui est aux nôtres, et qu'il a voulu dire que ceux de Damas étoient plats.] et ne portent que quartre trous, deux de chaque côté. Les clous sont carrés, avec une grosse et lourde tête. Faut-il appliquer le fer: s'il est besoin qu'on le retravaille pour l'ajuster, on le bat à froid sans le mettre au feu, et on le peut à cause de son peu d'épaisseur. Pour parer le pied du cheval on se sert d'une serpette pareille à celle qui est d'usage en-de-çà de la mer pour tailler la vigne.

Les chevaux de ce pays n'ont que le pas et le galop. Quand on en achète, on choisit ceux qui ont le plus grand pas: comme en Europe on prend de préférence ceux qui trottent le mieux. Ils ont les narines très-fendues courent très bien, sont excellens, et d'ailleurs coûtent très-peu, puisqu'ils ne mangent que la nuit, et qu'on ne leur donne qu'un peu d'orge avec de la paille picquade (hachée). Jamais ile ne boivent que l'après-midi, et toujours, même à l'écurie, on leur laisse la bride en bouche, comme aux mules. La ils sont attachés par les pieds de derrière et confondus tous ensemble, chevaux et jumens. Tous sont hongres, excepté quelques'uns qu'on garde comme étalons. Si vous avez affaire à un homme riche, et que vouz alliez le trouver chez lui, il vous menera, pour vous parler, dans son écurie: aussi sont-elles tenues très-fraîches et très-nettes.

Nous autres, nous aimons un cheval entier, de bonne race; les Maures n'estiment que les jumens. Chez eux, un grand n'a point honte de monter une jument que son poulain suit par derrière. [Footnote: Ce trait fait allusion aux préjugés alors en usage chez les chevaliers d'Europe. Comme ils avoient besoin, pour les tournois et les combats, de chevaux très-forts, ils ne se servoient que de chevaux entiers, et se seroient crus dêshonorés de monter une jument.] J'en ai vu d'une grande beauté, et qui se vendoient jusqu'a deux et trois cents ducats. Au reste, leur coutume est de tenir leurs chevaux sur le maigre (de ne point les laisser engraisser).

Chez eux, les gens de bien (gens riches, qui ont du bien) portent tons, quand ils sont à cheval, un tabolcan (petit tambour), dont ils se servent dans les batailles et les escarmouches pour se rassembler et se rallier; ils l'attachent à arçon de leur selle, et le frappent avec une baguette de cuir plat. J'en achetai un aussi, avec des éperons et des bottes vermeilles qui montoient jusqu'aux genoux, selon la coutume du pays.

Pour témoigner ma reconnoissance à Hoyarbarach j'allai lui offrir un pot de gingembre vert. Il le refusa, et ne ce fut qu'à force d'instances et de prières que je vins à bout de le lui faire accepter. Je n'eus de lui d'autre parole et d'autre assurance que celle dont j'ai parlé cidessus. Cependant je ne trouvai en lui que franchise et layauté, et plus peut-être que j'en aurois éprouvé de beaucoup de chrétiens.

Dieu, qui me favorisoit en tout dans l'accomplissement de mon voyage, me procura la connoissance d'un Juif de Caffa qui parloit Tartare et Italien; je le priai de m'aider à mettre en écrit dans ces deux langues toutes les choses dont je pouvois avoir le plus de besoin en route pour moi et pour mon cheval. Dès notre première journée, arrivé à Ballec, je tirai mon papier pour savoir comment on appeloit l'orge et la paille hachée que je voulois faire donner à mon cheval. Dix ou douze Turcs qui étoient autour de moi se mirent à rire en me voyant. Ils s'approchèrent pour regarder mon papier, et parurent cussi étonnés de mon écriture que nous le sommea de la leur; néanmoins ils me prirent en amitié, et firent tous leurs efforts pour m'apprendre à parler. Ils ne se laissoient point de me répéter plusieurs fois la même chose, et la redisoient si souvent et de tant de manières, qu'il falloit bien que je la retinsse; aussi, quand nous nous séparâmes, savois-je déja demander pour moi et pour mon cheval tout ce qui m'étoit nécessaire.

Pendant le séjour qué fit à Damas la caravane, j'allai visiter un lieu de pélerinage, qui est à seize milles environ vers le nord, et qu'on nomme Notre-Dame de Serdenay. Il faut, pour y arriver, traverser une montagne qui peut bien avoir un quart de lieue, et jusqu'à laquelle s'étendent les jardins de Damas; on descend ensuite dans une vallée charmante, remplie de vignes et de jardins, et qui a une belle fontaine dont l'eau est bonne. Là est une roche sur laquelle on a construit un petit château avec une église de callogero (de caloyers), où se trouve une image de la Vierge, peinte sur bois: sa tête, dit-on est portée par miracle; quant à la manière, je l'ignore. On ajoute qu'elle sue toujours, et que cette sueur est une huile. [Footnote: Plusieurs de nos cuteurs du treizième siècle font mention de cette vierge de Serdenay, devenue fameuse pendant les croisades, et ils parlent de sa sueur huileuse, qui passoit pour faire beaucoup de miracles. Ces fables d'exsudations, miraculeuses étoient communes en Asie. On y vantoit entre autres celle qui découloit du tombeau de l'evêque Nicolas, l'un de ces saints dont l'existence est plus que douteuse. Cette liqueur prétendue de Nicolas etoit même un objet de culte; et nous lisons qu'en 1651, un curé de Paris en ayant reçut une phiole, il demanda et obtint de l'archevêque la permission de l'exposer à la vénération des fidèles, (Hist. de la ville et du diocèse de Paris, par Lebeuf. t. I., part. 2, p. 557.)] Tout ce que je puis dire, c'est que quand j'y allai on me montra, au bout de l'église, derrière le grand autel, une niche pratiquée dans le mur, et que là je vis l'image, qui est une chose plate, et qui peut avoir un pied et demi de haut sur un de large. Je ne puis dire si elle est de bois ou de pierre, parce qu'elle étoit couverte entièrement de drapeaux. Le devant étoit fermé par un treillis de fer, et au-dessous il y avoit un vase qui contenoit de l'huile. Une femme qui étoit là vint à moi; elle remua les drapeaux avec une cuillère d'argent, et voulut me faire, le signe de la croix au front, aux tempes et sur la poitrine. Il me sembla que tout cela étoit une pratique pour avoir argent; cependant je ne veux point dire par-là que Notre-Dame n'ait plus de pouvoir encore que cette image.

Je revins à Damas, et, la ville du départ, je réglai mes affaires et disposai ma conscience, comme si j'eusse dû mourir; mais tout-à-coup je me vis dans l'embarras.

J'ai parlé du courier qu'avoit envoyé le Soudan pour faire arrêter les marchands Génois et Catalans qui se trouvoient dans ses Etats. En venu de cet ordre, on prit mon hôte, qui étoit Génois; ses effets furent saisis, et l'on plaça chez lui un Maure pour les garder. Moi, je cherchai à lui sauver tout ce que je pourrois, et afin que le Maure ne s'en aperçût pas, je l'enivrai. Je fus arrêté à mon tour, et conduit devant un des cadis, gens qu'ils regardent comme nous nos évêques, et qui sont chargés d'administrer la justice.

Le cadi me renvoya vers un autre, qui me fit conduire en prison avec les marchands. Il savoit bien pourtant que je ne l'étois pas; mais cette affaire m'étoît suscitée par un trucheman qui vouloit me rançonner, comme il l'avoit déjà tenté à mon premier voyage. Sans Autonine Mourrouzin, consul de Venise, il m'eut fallu payer; mais je restai en prison, et pendant ce temps la caravane partit.

Pour obtenir ma liberté, le consul et quelques autres personnes furent obligés dé faire des démarches auprès du roi (gouverneur) de Damas, alléguant qu'on m'avoit arrêté à tort et sans cause, et que le trucheman le savoit bien. Le seigneur me fit venir devant lui avec un Génois nommé Gentil Impérial, qui étoit un marchand de par le Soudan, pour aller acheter des esclaves à Caffa. Il me demanda qui j'étois, et ce que je venois faire à Damas; et, sur ma réponse que j'étois Français, venu en pélerinage à Jérusalem, il dit qu'on avoit tort de me retenir, et que je pouvois partir quand il me plairoit.

Je partis donc, le lendemain 6 Octobre, accompagné d'un moucre, que je chargeai d'abord de transporter hors de la ville mes habillemens Turcs, parce qu'il n'est point permis à un chrétien d'y paroître avec la toque blanche.

A peu de distance est une montagne où l'on montre une maison qu'on dit avoir été celle de Caïn; et, pendant la première journée, nous n'eumes que des montagnes, quoique le chemin soit bon; mais à la seconde nons trouvames un beau pays, et il continua d'etre agréable jusqu'à Balbec.

C'est là que mon moucre me quitta, et que je trouvai la caravane. Elle étoit campée près d'une rivière, à cause de la chaleur qui régne dans le pays; et cependant les nuits y sont très-froides (ce qu'on aura peine a croire), et les rosées très-abondantes. J'allai trouver Hoyarbarach, qui me confirma la permission qu'il m'avoit donnée de venir avec lui, et qui me recommenda de ne point quitter la troupe.

Le lendemain matin, à onze heures, je fis boire mon cheval, et lui donnai la paille et l'avoine, selon l'usage de nos contrées. Pour cette fois les Turcs ne me dirent rien; mais le soir, à six heures, quand, après l'avoir fait boire, je lui attachai sa besace pour qu'il mangeât, ils s'y opposèrent et détachèrent le sac. Telle est leur coutume: leur chevaux ne mangent qu'à huit, et jamais ils n'en laissent manger un avant les autres, à moins que ce ne soit pour paitre l'herbe.

Le chef avoit avec lui un mamelus (mamelouck) du soudan, qui étoit Cerquais (Circassien), et qui alloit dans la pays de Karman chercher un de ses frères. Cet homme, quand il me vit, seul, et ne sachant point la langue du pays, volut charitablement me servir de compagnon, et il me prit avec lui. Cependant, comme il n'avoit point de tente, nous fûmes souvent obligés de passer la nuit dans des jardins sous des arbres.

Ce fut alors qu'il me fallut apprendre à coucher sur la dure, à ne boire que de l'eau, à m'asseoir à terre, les jambes croisées. Cette posture me coûta d'abord beaucoup; mais ce à quoi j'eus plus de peine encore à m'accoutumer, fut d'être à cheval avec des étriers courts. Dans le commencemens je souffrois si fort, que, quand j'étois descendu, je ne pouvois remonter sans aide, tant les jarrets me faisoient mal; mais lorsque j'y fus accoutumé, cette manière me parut plus commode que la nôtre.

Dès le jour même je soupai avec mon mamelouck, et nous n'eumes que du pain, du fromage et du lait. J'avois, pour manger, une nappe, à la mode des gens riches du pays. Elles ont quatre pieds de diamètre, et sont rondes, avec des coulisses tout autour; de sorte qu'on peut les fermer comme une bourse. Veulent-ils manger, ils les étendent; ont-ils mangé, ils les resserrent, et y renferment tout ce qui reste, sans vouloir rien perdre, ni une miette de pain, ni un grain de raisin. Mais ce que j'ai remarqué, c'est qu'après leur repas, soit qu'il fut bon, soit qu'il fut mauvais, jamais ils ne manquoient de remercier Dieu tout haut.

Balbec est une bonne ville, bien fermée de murs, et assez marchande. Au centre étoit un château, fait de très-grosses pierres. Maintenant il renferme une mosquée dans laquelle est, dit-on, une tête humaine qui a des yeux si énormes, qu'un homme passeroit aisément la sienne à travers leur ouverture. Je ne puis assurer le fait, attendu que pour entrer dans la mosquée il faut être Sarrasin.

De Balbec nous allâmes à Hamos, et campâmes sur une rivière. Ce fut là que je vis comment ils campent et tendent leurs pavillons. Les tentes ne sont ni très-hautes ni très-grandes; de sorte qu'il ne faut qu'un homme pour les dresser, et que six à huit personnes peuvent s'y tenir à l'aise pendant les chaleurs du jour. Dans le cours de la journée ils en ôtent le bas, afin de donner passage à l'air. La nuit, ils le remettent pour avoir plus chaud. Un seul chameau en porte sept ou huit avec leurs mâts. Il y en a de très-belles.

Mon compagnon, le mamelouck, et moi, qui n'en avions point, nous allâmes nous établir dans un jardin. Il y vint aussi deux Turquemans (Turcomans) de Satalie, qui revenoient de la Mecque, et qui soupèrent avec nous. Mais quand ces deux hommes me virent bien vêtu, ayant bon cheval, belle épée, bon tarquais, ils proposèrent au mamelouck, ainsi que lui-même me l'avoua par la suite lorsque nous nous séparâmes, de se défaire de moi, vu que j'étois chrétien et indigne d'être dans leur compagnie. II répondît que, puisque j'avois mangé avec eux le pain et le sel, ce seroit un crime; que leur loi le leur défendoit, et qu'après tout Dieu faisoit les chrétiens comme les Sarrasins.

Néanmoins ils persistèrent dans leur projet; et comme je témoignois le desir de voir Halep, la ville la plus considérable de Syrie après Damas, ils me pressèrent de me joindre à eux. Moi qui ne savois rien de leur dessein, j'acceptai; et je suis convaincu, aujourd'hui qu'ils ne vouloient que me couper la gorge. Mais le mamelouck leur défendit de venir davantage avec nous, et par-là il me sauva la vie.

Nous étions partis de Balbec deux heures avant le jour, et notre caravane étoit compsée de quatre à cinq cents personnes, et de six ou sept cents chameaux et mulets, parce qu'elle portoit beaucoup d'épices. Voici leur manière de se mettre en marche.

Il y a dans la troupe une très-grande nacquaire (très grosse timbale). Au moment où le chef veut qu'on parte, il fait frapper trois coups. Aussitôt tout le monde s'apprête, et à mesure que chacun est prêt, il se met à la file sans dire un seul mot: Et feront plus de bruit dix d'entre nous que mil de ceux-là. On marche ainsi en silence, à moins que ce ne soit la nuit, et que quelqu'un ne veuille chanter une chanson de gestes.[Footnote: On appeloit en France chansons de gestes celles qui célébroient les gestes et belles actions des anciens héros.] Au point du jour, deux ou trois d'entre eux, fort éloignés les uns des autres, crient et se répondent, comme on le fait sur les mosquées aux heures d'usage. Enfin, peu après, et avant le lever du soleil, les gens dévots font leurs prières et ablutions ordinaires.

Pour ces ablutions, s'ils sont auprès d'un ruisseau, ils descendent de cheval, se mettent les pieds nus, et se lavant les mains, les pieds, le visage et tous les conduits du corps. S'ils n'ont pas de ruisseau, ils passent la main sur ces parties. Le dernier d'entre eux se lave la bouche et l'ouverture opposée, après quoi il se tourne vers le midi. Tous alors lèvent deux doigts en l'air; ils se prosternent et baisent la terre trois fois, puis ils se relèvent et font leurs prières. Ces ablutions leur ont été ordonnées en lieu de confession. Les gens de distinction, pour n'y point manquer, portent toujours en voyage des bouteilles de cuir pleines d'eau: on les attache sous le ventre des chameaux et des chevaux, et ordinairement elles sont très-belles.

Ces peuples s'accroupissent, pour uriner, comme les femmes; après quoi ils se frottent le canal contre une pierre, contre un mur ou quelque autre chose. Quant à l'autre besoin, jamais après l'avoir satisfait ils ne s'essuient.

Hamos (Hems), bonne ville, bien fermée de murailles avec des fossés glacés (en glacis), est située dans une plaine sur une petite rivière. Là vient aboutir la plaine de Noë, qui s'étend, dit-on, jusqu'en Berse. C'est par elle que déboucha ce Tamerlan qui prit et détruisit tant de villes. A l'extrémité de la ville est un beau château, construit sur une hauteur, et tout en glacis jusqu'au pied du mur.

De Hamos nous vinmes à Hamant (Hama). Le pays est beau; mais je n'y vis que peu d'habitans, excepté les Arabes qui rebâtissoient quelques-uns des villages détruits. Je trouvai dans Hamant un marchand de Venise nommé Laurent Souranze. Il m'accueillit, me logea chez lui, et me fit voir la ville et le chateau. Elle est garnie de bonnes tours, close de fortes et épaisses murailles, et construite, comme le chateau de Provins, sur une roche, dans laquelle on a creusé au ciseau des fossés fort profonds. A l'une des extrémités se voit le château, beau et fort, tout en glacis jusqu'au pied du mur, et construit sur une élévation. Il est entouré d'une citadelle qu'il domine, et baigné par une rivière qu'on dit être l'une des quatre qui sortent du paradis terrestre. Si le fait est vrai, je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'elle descend entre le levant et le midi, plus près du premier que du second, (est-sud-est), et qu'elle va se perdre à Antioche.

Là est la roue la plus haute et la plus grande que j'aie vue de ma vie. Elle est mise en mouvement par la rivière, et fournit à la consommation des habitans, quoique leur nombre soit considérable, la quantité d'eau qui leur est nécessaire. Cette eau tombe en une auge creusée dans la roche du chateau; de là elle se porte vers la ville et en parcourt les rues dans un canal formé par de grands piliers carrés qui ont douze pieds de haut sur deux de large.

Il me manquoit encore différentes choses pour être, en tout comme mes compagnons de voyage. Le namelouck m'en avoit averti, et mon hôte Laurent me mena lui-même au bazar pour en faire l'acquisition. C'étoient de petites coiffes de soie à la mode des Turcomans, un bonnet pour mettre sous la coiffe, des cuillères Turques, des couteaux avec leur fusil, un peigne avec son étui, et un gobelet de cuir. Tout celle s'attache et se suspend à l'épée.

J'achetai aussi des pouçons [Footnote: Sorte de doigtier qu'on mettoit au pouce, afin de le garantir et de le défendra de l'impression de la corde.] pour tirer de l'arc, un tarquais nouveau tout garni, pour épargner le mien, qui étoit très-beau, et que je voulois conserver; enfin un capinat: c'est une robe de feutre, blanche, très-fine, et impénétrable à la pluie.

En route je m'étois lié avec quelques-uns de mes compagnons de caravane. Ceux ci, quand ils surent que j'étois logé chez un Franc, vinrent me trouver pour me demander de leur procurer du vin. Le vin leur est défendu par leur loi, et ils n'auroient osé en boire devant les leurs; mais ils espéroient le faire sans risque chez un Franc, et cependant ils revenoient de la Mecque. J'en parlai à mon hôte Laurent, qui me dit qu'il ne l'oseroit, parce que, si la chose étoit sue, il courroit les plus grands dangers. J'allai leur rendre cette réponse; mais ils en avoient déja cherché ailleurs, et venoient d'en trouver chez un Grec. Ils me proposèrent donc, soit par pure amitié, soit pour être autorisé, auprès du Grec à boire, d'aller avec eux chez lui, et je les y accompagnai.

Cet homme nous conduisit dans une petite galerie, où nous nous assîmes par terre, en cercle, tous les six. Il posa d'abord au milieu de nous un grand et beau plat de terre, qui eût pu contenir au moins huit lots (seize pintes); ensuite il apporta pour chacun de nous un pot plein de vin, le versa dans le vase, et y mit deux écuelles de terre qui devoient nous servir de gobelets.

Un de la troupe commença la premier, et il but à son compagnon, selon l'usage du pays. Celui-ci en fit de même pour son suivant, et ainsi des autres. Nous bûmes de cette manière, et sans manger, pendant fort long-temps. Enfin, quand je m'aperçus que je ne pouvois pas continuer davantage sans m'incommoder, je les suppliai a mains jointes de m'en dispenser; mais ils se fachèrent beaucoup, et se plaignirent, comme si j'avois résolu d'interrempre leurs plaisirs et de leur faire tort.

Heureusement il yen avoit un parmi eux qui étoit plus lié avec moi, et qui m'aimoit tant qu'il m'appeloit kardays, c'est-à-dire frère. Celui-ci s'offrit à prendre ma place, et à boire pour moi quand ce seroit mon tour. Cette offre les satisfit; ils l'acceptèrent, et la partie continua jusqu'au soir, où-il nous fallut retourner au kan.

Le chef étoit en ce moment assis sur un siége de pierre, et il avoit devant lui un fallot allumé. Il ne lui fut pas difficile de diviner d'où nous venions: aussi y eut-il quatre de mes camarades qui s'esquivèrent; il n'en resta qu'un avec moi. Je dis tout ceci, afin de prévenir les personnes qui, demain ou un jour quelconque, voyageroient, ainsi que moi, dans leur pays, qu'elles se gardent bien de boire avec eux, à moins qu'elles ne veuillent être obligées d'en prendre jusqu'à ce qu'elles tombent à terre.

Le mamelouck ne savoit rien de ma débauche. Pendant ce temps il avoit acheté une oie pour nous deux. Il venoit de la faire bouillir, et, au défaut de verjus, il l'avoit accommodée avec des feuilles vertes de porreaux. J'en mangeai avec lui, et elle nous dura trois jours.

J'aurois bien desiré voir Alep; mais la caravane n'y allant point et se rendant directement à Antioche, il fallut y renoncer. Cependant, comme elle ne devoit se mettre en marche que deux jours après, le mamelouck fut d'avis que nous prissions tous deux les devants, afin de trouver plus aisément à nous loger. Quatre autres camarades, marchands Turcs, demandèrent à être des nôtres, et nous partîmes tous six ensemble.

A une demi-lieue de Hama, nous trouvames la rivière et nous la passames sur un pont. Elle étoit débordée, quoiqu'il n'eût point plu. Mois, je voulus y faire boire mon cheval; mais la rive étoit escarpée et l'eau profonde, et infailliblement je m'y serois noyé si le mamelouck n'étoit venu à mon secours.

Au delà du fleuve est une longue et vaste plaine qui dure toute une journée. Nous y rencontrames six à huit Turcomans accompagnés d'une femme. Elle portoit la tarquais ainsi qu'eux; et, à ce sujet, on me dit que celles de cette nation sont braves et qu'en guerre elles combattent comme les hommes. On ajouta même, et ceci m'étonna bien davantage, qu'il y en a environ trente mille qui portent ainsi le tarquais, et qui sont soumises à un seigneur nommé Turcgadiroly, lequel habite les montagnes d'Arménie, sur les frontières de la Perse.

La seconde journée fut à travers un pays de montagnes. Il est assez beau quoique peu arrosé; mais par tout on ne voyoit que des habitations détruites. Tout en le traversant, mon mamelouck m'apprit à tirer de l'arc, et il me fit acheter des pouçons et des anneaux pour tirer. Enfin nous arrivâmes à un village riche en bois, en vignobles, en terres à blé, mais qui n'avoit d'autres eaux que celles de citernes. Ce canton paroissoit avoir été habité autrefois par des chrétiens, et j'avoue qu'on me fit un grand plaisir quand on me dit que tout cela avoit été aux Francs, et qu'on me montra pour preuve des églises abattues.

Nous y logeames; et ce fut la première fois que je vis des habitations de Turcomans, et des femmes de cette nation à visage découvert. Ordinairement elles le cachent sous un morceau d'étamine noire, et celles qui sont riches y portent attachées des pièces de monnoie et des pierres précieuses. Les hommes sont bons archers. J'en vis plusieurs tirer de l'arc. Ils tirent assis et à but court: ce peu d'espace donne à leurs flèches une grande rapidité.

Au sortir de la Syrie on entre dans la Turcomanie, que nous appellons Arménie. La capitale est une très-grande ville qu'ils nomment Antéquayé, et nous Antioche. Elle fut jadis très-florissante et a encore de beaux murs bien entiers, qui renferment un très-grand espace et même des montagnes. Mais on n'y compte point à présent plus de trois cents maisons. Au midi elle est bornée par une montagne, au nord par un grand lac, au-delà duquel on trouve un beau pays bien ouvert. Le long des murs coule la rivière qui vient de Hama. Presque tous les habitans sont Turcomans ou Arabes, et leur état est d'élever des troupeaux, tels que chameaux, chèvres, vaches et brebis.

Ces chèvres, les plus belles que j'aie jamais vues, sont la plupart blanches; elles n'ont point comme celles dé Syrie, les oreilles pendantes, et portent une laine longue douce et crépue. Les moutons ont de grosses et larges queues. On y nourrit aussi des ânes sauvages qu'on apprivoise et qui, avec un poil, des oreilles et une tête pareils à ceux de cerf, ont comme lui la pied fendu. J'ignore s'ils ont son cri, car je ne les ai point entendus crier. Ils sont beaux, fort grands, et vont avec les autres bêtes; mais je n'ai point vu qu'on les montat. [Footnote: Cet animal ne peut être un âne, puisqu'il a le pied fendu et que l'âne ne l'a point. C'est probablement une espèce de gazelle, ou plutôt un bubale.]

Pour le transport de leurs marchandises, les habitans se servent de boeufs et de buffles, comme nous nous servons de chevaux.

Ils les emploient aussi en montures; et j'en ai vu des troupes dans lesquelles les uns étoient chargés de marchandises, et les autres étoient montés.

Le seigneur de ce pays étoit Ramedang, prince riche, brave et puissant. Pendant longtemps il se rendit si redoutable que le soudan le craignois et n'osoit l'irriter. Mais le soudan voulut le détruire, et dans ce dessein, il s'entendit avec le karman, qui pouvoit mieux que personne tromper Ramedang, puisqu'il lui avoit donné sa soeur en mariage. En effet, un jour qu'ils mangoient ensemble, il l'arrêta et le livra au soudan, qui le fît mourrir et s'empara de la Turcomanie, dont cependant il donna un portion au karman.

Au sortir d'Antioche, je repris ma route avec mon mamelouck; et d'abord nous eûmes à passer une montagne nommée Nègre, sur laquelle on me montra trois ou quatre beaux châteaux ruinés, qui jadis avoient appartenu à des chrétiens. Le chemin est beau et sans cesse on y est parfumé par les lauriers nombreux qu'elle produit; mais la descente en est une fois plus rapide que la montée. Elle aboutit au golfe qu'on nomme d'Asacs, et que nous autres nous appellons Layaste, parce qu'en effet c'est la ville d'Ayas qui lui donne son nom. Il s'étend entre deux montagnes, et s'avance dans les terres l'espace d'environ quinze milles. Sa largeur à l'occident m'a paru être de douze; mais sur cet article je m'en rapporte à la carte marine.

Au pied de la montagne, près du chemin et sur le bord de la mer, sont les restes d'un château fort, qui du côté de la terre étoit défendu par un marécage; de sorte qu'on ne pouvoit y aborder que par mer, ou par une chaussée étroite qui traversoit le marais. Il étoit inhabité, mais en avant s'étoient établis des Turcomans. Ils occupoient cent vingt pavillons, les uns de feutre, les autre de coton bleu et blanc, tous très-beaux, tous assez grands pour loger à l'aise quinze ou seize personnes. Ce sont leurs maisons, et, comme nous dans les notres, ils y font tout leur ménage, à l'exception du feu.

Nous nous arrêtames chez eux. Ils vinrent placer devant nous une de ces nappes à coulisses dont j'ai parlé, et dans laquelle il y avoit encore des miettes de pain, des fragmens de fromage et des grains de raisin. Après quoi ils nous apportèrent une douzaine de pains plats avec un grand quartier de lait caillé, qu'ils appellent yogort. Ces pains, larges d'un pied, sont ronds et plus mince que des oublies. On les plie en cornet, comme une oublie à pointes, et on les mange avec le caillé.

Une lieue au-delà étoit une petit karvassera (caravanserai) où nous logeâmes. Ces établisemens consistent en maisons, comme les kans de Syrie.

En route, dans le cours de la journée j'avois rencontré un Ermin (Arménien) qui parloit un peu Italien. S'étant aperçu que j'étois chrétien, il se lia de conversation avec moi, et me conta beaucoup de détails, tant sur le pays et les habitans, que sur le soudan et ce Ramedang, seigneur de Turchmanie, dont je viens de faire mention. Il me dit que ce dernier étoit un homme de haute taille, très-brave, et le plus habile de tous les Turcs à manier la masse et l'épée. Sa mère étoit une chrétienne, qui l'avoit fait baptiser à la loi Grégoise (selon le rît des Grecs) "pour lui oster le flair et la senteur que ont ceulx qui ne sont point baptisez." [Footnote: Les chrétiens d'Asie croyoient de bonne foi que les infidèles avoient une mauvaise odeur qui leur étoit particulière, et qu'ils perdoient par le baptême. Il sera encore parlé plus bas de cette superstition. Ce baptême étoit, selon la loi Grégoise, par immersion.]

Mais il n'étoit ni bon chrétien ni bon Sarrasin; et quand on lui parloit des deux prophètes Jésus et Mahomet, il disoit: Moi, je suis pour les prophètes vivans, il me seront plus utiles que ceux qui sont morts.

Ses Etats touchoient d'un côté à ceux du karman, dont il avoit épousé la soeur; de l'autre à la Syrie, qui appartenoit au soudan. Toutes les fois que par son pays passoit un des sujets de celui-ci, il en exigeoit des péages. Mais enfin le soudan obtint du karman, comme je l'ai dit, qu'il le lui livreroit; et aujourd'hui il possède toute la Turcomanîe jusqu'à Tharse et même une journée par-de-là.

Ce jour-là nous logeâmes de nouveau chez des Turcomans, où l'on nous servit, encore du lait; et l'Arménien nous y accompagna. Ce fut là que je vis faire par des femmes ces pains minces et plats dont j'ai parlé. Voici comment elles s'y prennent. Elles ont une petite table ronde, bien unie, y jettent un peu de farine qu'elles détrempent avec de l'eau et en font une pâte plus molle que celle du pain. Cette pâte, elles la partagent en plusieurs morceaux ronds, qu'elles aplatissent autant qu'il leur est possible avec un rouleau en bois, d'un diamètre un peu moindre que celui d'un oeuf, jusqu'à ce qu'ils soient amincis au point que j'ai dit. Pendant ce temps elles ont une plaque de fer convexe, qui est posée sur un trépied et échauffée en dessous par un feu doux. Elles y étendent la feuille de pâte et la retournent tout aussitôt, de sorte qu'elles ont plus-tôt fait deux de leurs pains qu'un oublieur chez nous n'a fait une oublie.

J'employai deux jours à traverser le pays qui est autour du golfe. Il est fort beau, et avoit autrefois beaucoup de châteaux qui appartenoient aux chrétiens, et qui maintenant sont détruits. Tel est celui qu'on voit en avant d'Ayas, vers le levant.

Il n'y a dans la contrée que des Turcomans. Ce sont de beaux hommes, excellens archers et vivant de peu. Leurs habitations sont rondes comme des pavillons et couvertes de feutre. Ils demeurent toujours en plein champ, et ont un chef auquel ils obéissent; mais ils changent souvent de place, et alors ils emportent avec eux leurs maisons. Leur coutume dans ce cas est de se soumettre au seigneur sur les terres duquel ils s'établissent, et même de le servir de leurs armes s'il a guerre. Mais s'ils quittent ses domaines et qu'ils passent sur ceux de son ennemi, ils serviront celui-ci à son tour contre l'autre, et on ne leur en sait pas mauvais gré, parce que telle est leur coutume et qu'ils sont errans.

Sur ma route je rencontrai un de leurs chefs qui voloit (chassoit au vol) avec des faucons et prenoit des oies privées. On me dit qu'il pouvoit bien avoir sous ses ordres dix mille Turcomans. Le pays est favorable pour la chasse, et coupé par beaucoup de petites rivières qui descendent des montagnes et se jettent dans le golfe. On y trouve sur-tout beaucoup de sangliers.

Vers le milieu du golfe, sur le chemin de terre, est un défilé formé par une roche sur laquelle on passe, et qui se trouve à deux portées d'arc de la mer. Jadis ce passage étoit défendu par un château qui le rendoit très-fort. Aujourd'hui il est abandonné.

Au sortir, de cette gorge on entre dans une belle et grande plaine, peuplée de Turcomans. Mais l'Arménien mon compagnon me montra sur une montagne un château où il n'y avoit, disoit-il, que des gens de sa nation, et dont les murs sont arrosés par une rivière nommée Jéhon. Nous côtoyâmes la rivière jusqu'à une ville qu'on nomme Misse-sur-Jehon, parce qu'elle la traverse.

Misse, située à quatre journées d'Antioche, appartint à des chrétiens et fut une cité importante. On y voit encore plusieurs églises à moitié détruites et dont il ne reste plus d'entier que le choeur de la grande, qu'on a converti en mosquée. Le pont est en bois, parce que le premier a été détruit, aussi. Enfin, des deux moitiés de la ville, l'une est totalement en ruines; l'autre a conservé ses murs et environ trois cents maisons qui sont remplies par des Turcomans.

De Misse à Adève (Adène) le pays continue d'être uni et beau; et ce sont encore des Turcomans qui l'habitent. Adène est à deux journées de Misse, et je me proposois d'y attendre la caravane.

Elle arriva. J'allai avec le mamelouck et quelques autres personnes, dont plusieurs étoient de gros marchands, loger près du pont, entre la rivière et les murs; et ce fut là que je vis comment les Turcs font leurs prières et leurs sacrifices; car non seulement ils ne se cachoient point de moi, mais ils paroissoient même contens quand "je disois mes patrenostre, qui leur sambloit merveilles. Je leur ouys dire acunes fois leus heures en chantant, à l'entrée de la nuit, et se assiéent à la réonde (en rond) et branlent le corps et la teste, et chantent bien sauvaigement."

Un jour ils me menèrent avec eux aux étuves et aux bains de la ville; et comme je refusai de me baigner, parce qu'il eût fallu me déshabiller et que je craignois de montrer mon argent, ils me donnèrent leurs robes à garder. Depuis ce moment nous fûmes très-liés ensemble.

La maison du bain est fort élevée et se termine par un dôme, dans lequel a été pratiquée une ouverture circulaire qui éclaire tout l'interieur. Les étuves et les bains sont beaux et très-propres. Quand ceux qui se baignent sortent de l'eau, ils viennent s'asseoir sur de petites claies d'osier fin, où ils s'essuient et peignent leur barbe.

C'est dans Adène que je vis pour la première fois les deux jeunes gens qui à la Mecque s'étoient fait crever les yeux après avoir vu la sépulture de Mahomet.

Les Turcs sont gens de fatigue, d'une vie dure, et à qui il ne coute rien, ainsi que je l'ai vu tout le long de la route, de dormir sur la terre commes les animaux. Mais ils sont d'humeur gaie et joyeuse, et chantent volontiers chansons de gestes. Aussi quelqu'un qui veut vivre avec eux ne doit être ni triste ni rêveur, mais avoir toujours le visage riant. Du reste, ils sont gens de bonne foi et charitables les uns envers les autres. "J'ay veu bien souvent, quant nous mengions, que s'il passoit ung povre homme auprès d'eulx, faisoient venir mengier avec nous: ce que nous, ne fésiesmes point."

Dans beaucoup d'endroits j'ai trouvé qu'ils ne cuisent point leur pain la moitié de ce que l'est le nôtre. Il est mou, et à moins d'y être accoutumé, on a bien de la peine à le mâcher. Pour leur viande, ils la mangent crue, séchée au soleil. Cependant quand une de leurs bêtes, cheval ou chameau, est en danger de mort ou sans espoir, ils l'égorgent et la mangent non crue, un peu cuite. Ils sont très-propres dans l'apprêt de leurs viandes; mais ils mangent très-salement. Ils tiennent de même fort, proprement leur barbe; mais jamais ils ne se lavent les mains que quand ils se baignent, qu'ils veulent faire leur prière, ou qu'ils se lavent la barbe ou le derrière.

Adène est une assez bonne ville marchande, bien fermée de murailles, située en bon pays et assez voisine de la mer. Sur ses murs passe une grosse rivière qui vient des hautes montagnes d'Arménie et qu'on nomme Adena. Elle a un pont fort long et le plus large que j'aie jamais vu. Ses habitans et son amiral (son seigneur, son prince) sont Turcomans: cet amiral est le frère de ce brave Ramedang que le soudan fit mourir ainsi que je l'a raconté. On m'a dit même que le soudan a entre les mains son fils, et qu'il n'ose le laisser retourner en Turcomanie.

D'Adène j'allai à Therso que nous appellons Tharse. Le pays, fort beau encore, quoique voisin des montagnes, est habité par des Turcomans, dont les uns logent dans des villages et les autres sous des pavillons. Le canton ou est bâtie Tharse abonde en blé, vins, bois et eaux. Elle fut une ville fameuse, et l'on y voit encore de très-anciens édifices. Je crois que c'est celle qu'assiégea Baudoin, frère de Godefroi de Bouillon. Aujourd'hui elle a un amiral nommé par le soudan, et il y demeure plusieurs Maures. Elle est défendue par un château, par des fossés à glacis et par une double enceinte de murailles, qui en certains endroits est triple. Une petite rivière la traverse, et à peu de distance il en coule une autre.

J'y trouvai un marchand de Cypre, nomme Antoine, qui depuis long-temps demeuroit dans le pays et en savoit bien la languei. Il m'en parla pertinemment; mais il me fit un autre plaisir, celui de me donner de bon vin, car depuis plusieurs jours je n'en avois point bu.

Tharse n'est qu'à soixante milles du Korkène (Curco), château construit sur la mer, et qui appartient au roi de Cypre.

Dans tout ce pays on parle Turc, et on commence même à le parler dès Antioche, qui est, comme je l'ai dit, la capitale de Turcomanie. "C'est un très-beau langaige, et brief, et bien aisié pour aprendre."

Comme nous avions à traverser les hautes montagnes d'Arménie, Hoyarbarach, le chef de notre caravane, voulut qu'elle fût toute réunie; et dans ce dessein il attendit quelques jours. Enfin nous partîmes la veille de la Toussaint. Le mamelouck m'avoit conseillé de m'approvisioner pour quatre journées. En conséquence j'achetai pour moi une provision de pain et de fromage, et pour mon cheval une autre d'orge et de paille.

Au sortir de Tharse je fis encore trois lieues Françaises à travers un beau pays de plaines, peuplé de Turcomans; mais enfin j'entrai dans les montagnes, montagnes les plus hautes que j'aie encore vues. Elles enveloppent par trois côtés tout le pays que j'avois parcouru depuis Antioche. L'autre partie est fermée au midi par la mer.

D'abord on a des bois à traverser. Ce chemin dure tout un jour, et il n'est pas malaisé. Nous logeâmes le soir dans un passage étroit où il me parut que jadis il y avoît eu un château. La seconde journée n'eut point de mauvaise route encore, et nous vînmes passer la nuit dans un caravanserai. La troisième, nous côtoyâmes constamment une petite rivière, et vîmes dans les montagnes une multitude immense de perdrix griaches. Notre halte du soir fut dans une plaine d'environ une lieue de longueur sur un quart de large.

Là se rencontrent quatre grandes combes (vallées). L'une est celle par laquelle nous étions venus; l'autre, qui perce au nord, tire vers le pays du seigneur, qu'on appelle Turcgadirony, et vers la Perse; la troisième s'étend au Levant, et j'ignore si elle conduit de même à la Perse; la dernière enfin est au couchant, et c'est celle que j'ai prise, et qui m'a conduit au pays du karman. Chacune des quatre a une rivière, et les quatre rivières se rendent dans ce dernier pays.

Il neigea beaucoup pendant la nuit. Pour garantir mon cheval, je le couvris avec mon capinat, cette robe de feutre qui me servoit de manteau. Mais moi j'eus froid, et il me prit une maladie qui est malhonnête (le dévoiement): j'eusse même été en danger, sans mon mamelouck, qui me secourut et qui me fit sortir bien vite de ce lieu.

Nous partîmes donc de grand matin tous deux, et entrâmes dans les hautes montagnes. Il y a là un château nommé Cublech, le plus élevé que je connoisse. On le voit à une distance de deux journées. Quelquefois cependant on lui tourne le dos, à cause des détours qu'occasionnent les montagnes; quelquefois aussi on cesse de le voir, parce qu'il est caché par des hauteurs: mais on ne peut pénétrer au pays du karman qu'en passant au pied de celle où il est bâti. Le passage est étroit. Il a fallu même en quelques parties l'ouvrir au ciseau; mais par-tout il est dominé par le Cublech. Ce château, le dernier [Footnote: Ce mot dernier signifie probablement ici le plus reculé, le plus éloigné à la frontière.] de ceux qu'ont perdus les Arméniens, appartient aujourd'hui au karman, qui l'a eu en partage à la mort de Ramedang.

Ces montagnes sont couvertes de neige en tout temps, et il n'y a qu'un passage pour les chevaux, quoiqu'on y trouve de temps en temps de jolies petites plaines. Elles sont dangereuses, par les Turcomans qui y sont répandus; mais pendant les quatre jours de marche que j'y ai faite, je n'y ai pas vu une seule habitation.

Quand on quitte les montagnes d'Arménie pour entrer dans le pays du karman, on en trouve d'autres qu'il faut traverser encore. Sur l'une de celles-ci est une gorge avec un château nommé Lève, où l'on paie au karman un droit de passage. Ce péage étoit affermé à un Grec, qui, en me voyant, me reconnut à mes traits pour chrétien, et m'arrêta. Si j'avois été obligé de retourner, j'étois un homme mort, et on me l'a dit depuis: avant d'avoir fait une demi lieue j'eusse été égorgé; car là caravane étpit encore fort loin. Heureusement mon mamelouk gagna le Grec, et, moyennant deux ducats que je lui donnai, il me livra passage.

Plus loin est le château d'Asers, et par-de-là le château une ville nommée Araclie (Erégli).

En débouchant des montagnes on entre dans un pays aussi uni que la mer; cependant on y voit encore vers la trémontane (le nord) quelques hauteurs qui, semées d'espace en espace, semblent des îles au milieu des flots. C'est dans cette plaine qu'est Erégli, ville autrefois fermée, et aujourd'hui dans un grand délabrement. J'y trouvai au moins des vivres; car, dans mes quatre jours de marche depuis Tharse, la route ne m'avoit offert que de l'eau. Les environs de la ville sont couverts de villages habités en très-grande partie par des Turcomans.

Au sortir d'Erégli nous trouvâmes deux gentilshommes du pays qui paroissoient gens de distinction; ils firent beaucoup d'amitié au mamelouck, et le menèrent, pour le régaler à un village voisin dont les habitations son toutes creusées dans le roc. Nous y passâmes la nuit; mais moi je fus obligé de passer dans une caverne le reste du jour, pour y garder nos chevaux. Quand le mamelouck revint, il me dit que ces deux hommes lui avoient demandé qui j'étois, et qu'il leur avoit répondu, en leur donnant le change, que j'étois un Circassien qui ne savoit point parler Arabe.

D'Erégli à Larande, où nous allâmes, il y a deux journées. Cette ville-ci, quoique non close, est grande, marchande et bien située. Il y avoit autrefois au centre un grand et fort château dont on voit encore les portes, qui sont en fer et très-belles; mais les murs sont abbatus. D'une ville à l'autre on a, comme je l'ai dit, un beau pays plat; et depuis Lève je n'ai pas vu un seul arbre qui fût en rase campagne.

Il y avoit à Larande deux gentilshommes de Cypre, dont l'un s'appelloit Lyachin Castrico; l'autre, Léon Maschero, et qui tous deux parloient assez bien Français. [Footnote: Les Lusignan, devenus rois de Cypre sur la fin du douzième siècle, avoient introduit dans cette île la langue Française. C'est en Cypre, au passage de saint Louis pour sa croisade d'Egypte que fut fait et publié ce code qu'on appela Assises de Jérusalem, et qui devint le code des Cypriots. La langue Française continua d'être celle de la cour et des gens bien élevés.] Ils me demandèrent quelle étoit ma patrie, et comment je me trouvais là. Je leur répondis que j'étois serviteur de monseigneur de Bourgogne, que je venois de Jérusalem et de Damas, et que j'avoîs suivi la caravane. Ils me parurent très-emerveillés de ce que j'avois pu passer; mais quand ils m'eurent demandé où j'allois, et que j'ajoutai que je retournois par terre en France vers mondit seigneur, ils me dirent que c'étoit chose impossible, et que, quand j'aurois mille vies, je les perdrois toutes. En conséquence ils me proposèrent de retourner en Cypre avec eux. Il y avoit dans l'ile deux galères qui étoient venues y chercher la soeur de roi, accordé en mariage au fils de monseigneur de Savoie, [Footnote: Louis, fils d'Amédée VIII. duc de Savoie. Il épousa en 1432 Anne de Lusignan fille de Jean II, roi de Cypre, mort au mois de Juin, et soeur de Jean III, qui alors étoit sur le trône.] et ils ne doutoient point que le roi, par amour et honneur pour monseigneur de Bourgogne, ne m'y accordât passage. Je leur répondis que puisque Dieu m'avoit fait la grace d'arriver à Larande, il me feroit probablement celle d'aller plus loin, et qu'au reste j'étois résolu d'achever mon voyage ou d'y mourir.

A mon tour je leur demandai où ils alloient. Ils me dirent que leur roi venoit de mourir; que pendant sa vie il avoit toujours entretenu trève avec le grand karman, et que le jeune roi et son conseil les envoyoit vers lui pour renouveller l'alliance. Moi, qui étois curieux de connoître ce grand prince que sa nation considère comme nous notre roi, je les priai de permettre que je les accompagnasse; et ils y consentirent.

Je trouvai à Larande un autre Cypriot. Celui-ci, nommé Perrin Passerot, et marchand, demeuroit depuis quelque temps dans le pays. Il étoit de Famagouste, et en avoit été banni, parce qu'avec un de ses frères il avoit tenté de remettre dans les mains du roi cette ville, qui étoit dans celles des Génois.

Mon mamelouck venoit de recontrer aussi cinq ou six de ses compatriotes. C'étoient de jeunes esclaves Circassiens que l'on conduisoit au soudan. Il voulut à leur passage les régaler; et comme il avoit appris qu'il se trouvoit à Larande des chrétiens, et qu'il soupçonnoit qu'ils auroient du vin, il me pria de lui en procurer. Je cherchai tant que, moyennant la moitié d'un ducat, je trouvai à en acheter demi-peau de chèvre (une demi-outre), et je la lui donnai.

Il montra en la recevant une joie extrême, et alla aussitôt trouver ses camarades, avec lesquelles il passa la nuit tout entière à boire. Pour lui, il en prit tant que le lendemain, dans la route, il manqua d'en mourir; mais il se guérit par une méthode qui leur est propre: dans ces cas-là, ils ont une très-grande bouteille pleine d'eau, et à mesure que leur estomac se vide et se débarrasse, ils boivent de l'eau tant qu'ils peuvent en avaler, comme s'ils vouloient rincer une bouteille, puis ils la rendent et en avalent d'autre. Il employa ainsi à se laver tout le temps de la route jusqu'à midi, et il fut gueri entièrement.

De Larande nous allâmes à Qulongue, appelée par les Grecs Quhonguopoly. [Footnote: Plus bas le copiste a écrit Quohongue et Quhongue. J'écrirai désormais Couhongue.] Il y a d'un lien à l'autre deux journées. Le pays est beau et bien garni de villages; mais il manque d'eau, et n'a, ni d'autres arbres que ceux qu'on a plantés près des habitations pour avoir du fruit, ni d'autre rivière que celle qui coule près de la ville.

Cette ville, grande, marchande, défendue par des fossés en glacis et par de bonnes murailles garnies de tours, est la meilleure qu'ait le karman. Il lui reste un petit château. Jadis elle en avoit un très-fort, qui étoit construit au centre. On l'a jeté bas pour y bâtir le palais du roî. [Footnote: L'auteur, d'après ses préjugés Européens, emploie ici le mot roi pour désigner le prince, le souverain du pays.]

Je restai là quatre jours, afin de donner le temps à l'ambassadeur de Cypre, et à la caravane d'arriver. Il arriva, ainsi qu'elle. Alors j'allai demander à l'ambassadeur que, quand il iroit saluer le karman, il me permît de me joindre à sa suite, et il me promit. Cependant il avoit parmi ses esclaves quatre Grecs de Cypre renégats, dont l'un étoit son huissier d'armes, et qui tous quatre firent auprès de lui des efforts pour l'en détourner; mais il leur répondit qu'il n'y voyoit point d'inconvénient: d'ailleurs j'en avois témoigné tant d'envie qu'il se fit un plaisir de m'obliger.

On vint le prévenir de l'heure à laquelle il pourroit faire sa révérence au roi, lui exposer le sujet de son ambassade, et offrir ses présens; car c'est une coutume au-delà des mers qu'on ne paroit jamais devant un prince sans en apporter quelques-uns. Les siens étoient six pièces de camelot de Cypre, je ne sais combien d'aunes d'écarlate, une quarantaine de pains de sucre, un faucon pélerin et deux arbalètes, avec une douzaine de vires. [Footnote: Vives, grosses flèches qu se lançoient avec l'arbalète.]

On envoya chez lui des genets pour apporter les présens; et, pour sa monture ainsi que pour sa suite, les chevaux qu'avoient laissés à la porte du palais ceux des grands qui étoient venus faire cortège au roi pendant la cérémonie.

Il en monta un, et mit pied à terre à l'entrée du palais; après quoi, nous entrâmes dans une très-grande salle où il pouvoit y avoir environ trois cents personnes. Le roi occupoit la chambre suivante, autour de laquelle étoient rangés trente esclaves, tous debout. Pour lui, il étoit dans un coin, assis sur un tapis par terre, selon la coutume du pays, vêtu de drap d'or cramoisi, et le coude appuyé sur un carreau d'une autre sorte de drap d'or. Près de lui étoit son épée; en avant, son chancelier debout, et autour, à peu de distance, trois hommes assis.

D'abord on fit passer sous ses yeux les présens, qu'il parut à peine regarder; puis l'ambassadeur entra accompagné d'un trucheman, parce qu'il ne savoit point la langue Turque. Quand il eut fait sa révérence, le chancelier lui demanda la lettre dont il étoit porteur, et la lut tout haut. L'ambassadeur alors dit au roi, par son trucheman, que le roi de Cypre envoyoit le saluer, et qu'il le prioit de recevoir avec amitié les présens qu'il lui envoyoit.

Le roi ne lui répondît pas un mot. On le fit asseoir par terre, à leur manière, mais audessous des trois personnes assises, et assez loin du prince. Alors celui-ci demanda comment se portoit son frère le roi de Cypre, et il lui fut répondu qu'il avoit perdu son père, qu'il envoyoit renouveler l'alliance qui du vivant du mort, avoit subsisté entré les deux pays, et que pour lui il la desiroit fort. Je la souhaite également, dit le roi.

Celui-ci demanda encore à l'ambassadeur quand étoit mort le défunt, quel âge avoit son successeur, s'il étoit sage, si son pays lui obéissoit bien; et comme à ces deux dernières questions la réponse fut un oui, il témoigna en être bien-aise.

Après ces paroles on dit à l'ambassadeur de se lever. Il obéit, et prit congé du roi, qui ne se remua pas plus à son départ qu'il ne l'avoit fait à son arrivée. En sortant il trouva devant le palais les chevaux qui l'avoient amené. On lui en fit de nouveau monter un pour le reconduire à sa demeure; mais à peine y fut-il arrivé que les huissiers d'armes se présentèrent à lui. En pareilles cérémonies, c'est la coutume qu'on leur distribue de l'argent, et il en donna.

Il alla ensuite saluer le fils aîné du roi, et lui présenter ses présens et ses lettres. Ce prince étoit, comme son père, entouré de trois personnes assises. Mais quand l'ambassadeur lui fit la révérence, il se leva, se rassit, le fit asseoir à son tour au-dessus des trois personnages. Pour nous autres qui l'accompagnions, on nous plaça bien en arrière. Moi j'avois apperçu à l'écart un banc, sur lequel j'allai me mettre sans façon; mais on vint m'en tirer, et il me fallut plier le jarret et m'accroupir à terre avec les autres. De retour à l'hôtel, nous vîmes arriver un huissier d'armes du fils, comme nous avions vu du père. On lui donna aussi de l'argent, et au reste ces gens-là se contentent de peu.

À leur tour, le roi et son fils en'envoyèrent à l'ambassadeur pour sa dépense; et c'est encore là une coutume. Le premier lui fit passer cinquante aspres, le second trente. L'aspre est la monnoie du pays: il en faut cinquante pour un ducat de Venise.

Je vis le roi traverser la ville en cavalcade. C'étoit un Vendredi jour de fête pour eux, et il alloit faire sa prière. Sa garde étoit composée d'une cinquantaine de cavaliers, la plupart ses esclaves, et d'environ trente archers à pied qui l'entouroient. Il portoit une épée à sa ceinture et un tabolcan à l'arçon de sa selle, selon l'usage du pays. Lui et son fils ont été baptisés à la Grecque, pour ôter le flair (la mauvaise odeur), et l'on m'a dit même que la mère de son fils étoit chrétienne. Il en est ainsi de tous les grands, ils se font baptiser afin qu'ils ne puent point.

Ses états sont considérables; ils commencent à une journée en-de-çà de Tarse; et vont jusqu'au pays d'Amurat-Bey, cet autre karman dont j'ai parlé, et que nous appelons le grand-Turc. Dans ce sens, leur largeur est, dit-on, de vingt lieues au plus; mais ils ont seize journées de long, et je le sais, moi qui les ai traversées. Au nord est, ils s'étendent, m'a-t-on dît, jusqu'aux frontières de Perse.

Le karman possède aussi une côte maritime qu'on nomme les Farsats. Elle se prolonge depuis Tharse jusqu'à Courco, qui est au roi de Cypre, et à un port nommé Zabari. Ce canton produit les meilleurs marins que l'on connaisse; mais ils se sont révoltés contre lui.

Le karman est un beau prince, âgé de trente-deux ans, et qui a épousé la soeur d'Amurat-Bey. Il est fort obéi dans ses états; cependant j'ai entendu des gens qui disent de lui qu'il est très-cruel, et qu'il passe peu de jours sans faire couper des nés, des pieds, des mains, ou mourir quelqu'un. Un homme est-il riche, il le condamne à mort pour s'emparer de ses biens; et j'ai oui dire qu'il s'étoit ainsi défait des plus grands de son pays. Huit jours avant mon arrivée il en avoit fait étrangler un par des chiens. Deux jours après cette exécution il avoit fait mourir une de ses femmes, la mère même de son fils aîné, qui, quand je le vis, ne savoit rien encore de ce meurtre.

Les habitans de ce pays sont de mauvaises gens, voleurs, subtils et grands assassins. Ils se tuent les uns les autres, et la justice qu'il en fait ne les arrête point.

Je trouvai dans Cohongue Antoine Passerot, frère de ce Perrin Passerot que j'avois vu à Larande, qui tous deux accusés d'avoir voulu remettre Famagouste sous la puissance du roi de Cypre, en avoient été bannis, ainsi que je l'ai dit; et ils s'étoient retirés dans le pays du karman, l'un à Larande, l'autre à Couhongue. Mais Antoine venoit d'avoir une mauvaise aventure. Quelquefois péché aveugle les gens: on l'avoit trouvé avec une femme de la loi Mahométane; et sur l'ordre du roi, il avoit été obligé, pour échapper à la mort, de renier la foi catholique, quoiqu'il m'ait paru encore bon chrétien.

Dans nos conversations, il me conta beaucoup de particularités sur le pays, sur le caractère et le gouvernement du seigneur, et principalement sur la manière dont il avoit pris et livré Ramedang.

Le karman, me dit-il, avoit un frère qu'il chassa du pays, et qui alla se réfugier et chercher asile près du soudan. Le soudan n'osoit lui déclarer la guerre; mais il le fit prévenir que s'il ne lui livroit Ramedang, il enverroit son frère avec des troupes la lui faire. Le karman n'hésita point, et plutôt que d'avoir son frère à combattre, il fit envers son beau-frère une grande trahison. Antoine me dit aussi qu'il étoît lâche et sans courage, quoique son peuple soit le plus vaillant de la Turquie. Son vrai nom est Imbreymbas; mais on l'appelle karman, à cause qu'il est seigneur de ce pays.

Quoiqu'il soit allié au grand-Turc, puisqu'il a épousé sa soeur, il le hait fort, parce que celui-ci lui a pris une partie du Karman. Cependant il n'ose l'attaquer, vu que l'autre est trop fort; mais je suis persuadé que s'il le voyoit entrepris avec succès de notre côté, lui, du sien, ne le laisseroit pas en paix.

En traversant ses états j'ai côtoyé une autre contrée qu'on nomme Gaserie. Celle-ci confine, d'une part au Karman, et de l'autre à la Turcomanie, par les hautes montagnes qui sont vers Tharse et vers la Perse. Son seigneur est un vaillant guerrier appelé Gadiroly, lequel a sous ces ordres trente mille hommes d'armes Turcomans, et environ cent mille femmes, aussi braves et aussi bonnes pour le combat que les hommes.

Il y a là quatre seigneurs qui se font continuellement la guerre; c'est Gadiroly, Quharaynich, Quaraychust et le fils de Tamerlan, qui, m'a-t-on dit, gouverne la Perse.

Antoine m'apprit qu'en débouchant des montagnes d'Arménie par dé-là Erégli, j'avois passé à demi-journée d'une ville célèbre où repose le corps de saint Basile; il m'en parla même de manière à me donner envie de la voir. Mais on me représenta si bien ce que je perdois d'advantages en me séparant de la caravane, et ce que j'allois courir de risques en m'exposant seul, que j'y renonçât.

Pour lui, il m'avoua que son dessein étoit de se rendre avec moi auprès de monseigneur le duc; qu'il ne se sentoit nulle envie d'être Sarrasin, et que s'il avoit pris quelque engagement à ce sujet, c'étoit uniquement pour éviter la mort. On vouloit le circoncire; il s'y attendoit chaque jour, et le craignoit fort. C'est un fort bel homme, âgé de trente six ans.

Il me dit encore que les habitans font, dans leurs mosquées, des prières publiques, comme nous, dans les paroisses, nous en faisons tous les dimanches pour les princes chrétiens et pour autres objets dont nous demandons à Dieu l'accomplissement. Or une des choses qu'ils lui demandent, c'est de les préserver de la venue d'un homme tel que Godefroi de Bouillon.

Le chef de la caravane s'apprêtoît à repartir, et j'allai en conséquence prendre congé des ambassadeurs du roi de Cypre. Ils s'étoient flattés de m'emméner avec eux, et ils renouvelèrent leurs instances en m'assurant que jamais je n'acheverois mon voyage; mais je persistai. Ce fut à Couhongue que quittèrent la caravane ceux qui la composoient. Hoyarbarach n'amenoit avec lui que ses gens, sa femme, deux de ses enfans qu'il avoit conduits à la Mecque, une ou deux femmes étrangères, et moi.

Je dis adieu à mon mamelouck. Ce brave homme, qu'on appeloit Mahomet, m'avoit rendu des services sans nombre. Il étoit très-charitable, et faisoit toujours l'aumône quand on la lui demandoit au nom de Dieu. C'étoit par un motif de charité qu'il m'obligeoit, et j'avoue que sans lui je n'eusse pu achever mon voyage qu'avec de très-grandes peines, que souvent j'aurois été exposé au froid et à la faim, et fort embarrassé pour mon cheval.

En le quittant je cherchai à lui témoigner ma reconnoissance; mais il ne voulut rien accepter qu'un couvre-chef de nos toiles fines d'Europe, et cet objet parut lui faire grand plaisir. Il me raconta toutes les occasions venues à sa connoissance, où sans lui, j'aurois couru risque d'être assassiné, et me prévint d'être bien circonspect dans les liaisons que je ferois avec les Sarrasins, parce qu'il s'en trouvoit parmi eux d'aussi mauvais que les Francs. J'écris ceci pour rappeler que celui qui, par amour de Dieu, m'a fait tant de bien, étoit "ung homme hors de nostre foy."

Le pays que nous eûmes à parcourir après être sortis de Couhongue est fort beau, et il a d'assez bons villages; mais les habitans sont mauvais: le chef me défendit même, dans un des villages où nous nous arrêtâmes, de sortir de mon logement, de peur d'être assassiné. Il y a près de ce lieu un bain renommé, où plusieurs malades accourent pour chercher guérison. On y voit des maisons qui jadis appartinrent aux hospitaliers de Jérusalem, et la croix de Jérusalem s'y trouve encore.

Après trois jours de marche nous arrivâmes à une petite ville nommé Achsaray, située au pied d'une haute montagne, qui la garantit du midi. Le pays est uni, mais mal-peuplé, et les habitans passent pour méchans: aussi me fut-il encore défendu de sortir la nuit hors de la maison.

Je voyageai la journée suivante entre deux montagnes dont les cimes sont couronnées d'un peu de bois. Le canton, assez bien peuplé, l'est un partie par des Turcomans; mais il y a beaucoup d'herbages et de marais.

Là je traversai une petite rivière qui sépare ce pays de Karman d'avec l'autre Karman que possède Amurat-Bey, nommé par nous le Grand-Turc. Cette portion ressemble à la première; elle offre comme elle un pays plat, parsemé çà et là de montagnes.

Sur notre route nous côtoyâmes une ville à château, qu'on nomme Achanay. Plus loin est un beau caravanserai où nous comptions passer la nuit; mais il y avoit vingt-cinq ânes. Notre chef ne voulut pas y entrer, et il préféra retourner une lieue on arrière sur ses pas, jusqu'à un gros village où nous logeâmes, et où nous trouvâmes du pain, du fromage et du lait.

De ce lieu je vins à Karassar en deux jours. Carassar, en langue Turque, signifie pierre noire. C'est la capitale de ce pays, dont s'est emparé de force Amurat-Bey. Quoiqu'elle ne soit point fermée, elle est marchande, et a un des plus beaux châteaux que j'aie vus, quoiqu'il n'ait que de l'eau de citerne. Il occupe la cime d'une haute roche, si bien arrondie qu'on la croiroit taillée au ciseau. Au bas est la ville, qui l'entoure de trois côtés; mais elle est à son tour enveloppée, ainsi que lui, par une montagne en croissant, depuis grec jusqu'à mestre (depuis le nord-est jusqu'au nord-ouest). Dans le reste dé la circonférence s'ouvre une plaine que traverse une rivière. Il y avoit peu de temps que les Grecs s'étoient emparés de ce lieu; mais ils l'avoient perdu par leur lâcheté.

On y apprête les pieds de mouton avec une perfection et une propreté que je n'ai vues nulle part. Je m'en régalai d'autant plus volontiers que depuis Couhongue je n'avois pas mangé de viande cuite. On y fait aussi, avec des noix vertes, un mets particulier. Pour cela on les pelé, on les coupe en deux, on les enfile avec une ficelle, et on les arrose de vin cuit, qui se prend tout autour et y forme une gelée comme de la colle. C'est une nourriture assez agréable, sur-tout quand on a faim. Nous fûmes obligés d'y faire une provision de pain et de fromage pour deux jours; et je conviens que j'étois dégoûté de chair crue.

Ces deux jours furent employés à venir de Carassar à Cotthay. Le pays est beau, bien arrosé et garni de montagnes peu élevées. Nous traversâmes un bout de forêt qui me parut remarquable en ce qu'elle est composée entièrement de chênes, et que ces arbres y sont plus gros, plus droits et plus hauts que ceux que j'avois été à portée dé voir jusque-là. D'ailleurs ils n'ont, comme les sapins, de branches qu'à leurs cimes.

Nous vinmes loger dans un caravanserai qui étoit éloigné de toute habitation. Nous y trouvâmes de l'orge et de la paille, et il eût été d'autant plus aisé de nous en approvisionner, qu'il n'y avoit d'autre gardien qu'un seul valet. Mais on n'a rien de semblable à craindre dans ces lieux-là, et il n'est point d'homme assez hardi pour oser y prendre une poignée de marchandise sans payer.

Sur la route est une petite rivière renommée pour son eau Hoyarbarch alla en boire avec ses femmes; il voulut que j'en busse aussi, et lui-même m'en présenta dans son gobelet de cuir. C'étoit la première fois de toute la route qu'il me faisoit cette faveur.

Cotthay, quoique assez considérable, n'a point de murs; mais elle a un beau et grand château composé de trois forteresses placées l'une au-dessus de l'autre sur le penchant d'une montagne, lequel a une double enceinte. C'est dans cette place qu'étoit le fils aîné du grand-Turc.

La ville possède un caravanserai où nous allâmes loger. Déja il y avoit des Turcs, et nous fûmes obligés d'y mettre tous nos chevaux pêle-mêle, selon l'usage; mais le lendemain matin, au moment où j'apprêtois le mien pour partir, je m'aperçus qu'on m'avoit pris l'une des courroies qui me servoit à attacher derrière ma selle le tapis et autres objets que je portoîs en trousse.

D'abord je criai et me fâchai beaucoup. Mais il y avoit là un esclave Turc, l'un de ceux du fils aîné, homme de poids et d'environ cinquante ans, qui, m'entendant et voyant que je ne parlois pas bien la langue, me prit par la main et me conduisit à la porte du caravanserai. Là il me demanda en Italien qui j'étois. Je fus stupéfait d'entendre ce langage dans sa bouche. Je répondis que j'etois Franc. "D'où venez-vous? ajouta-t-il.--De Damas, dans la compagnie d'Hoyarbarach, et je vais à Bourse retrouver un de mes frères.--Eh bien, vous êtes un espion, et vous venez chercher ici des renseignemens sur le pays. Si vous ne l'étiez pas, n'auriez-vous pas dû prendre la mer pou; retourner chez vous?"

Cette inculpation à laquelle je ne m'attendois pas m'interdit; je répondis cependant que les Vénitiens et les Génois se faisoient sur mer une guerre si acharnée que je n'osois m'y risquer. Il me demanda d'où j'étois. Du royaume de France, repartis-je. Etes-vous des environs de Paris? reprit il. Je dis que non, et je lui demandai à mon tour s'il connoissoit Paris. Il me répondit qu'il y avoit été autrefois avec un capitaine nommé Bernabo. "Croyez-moi, ajouta-t-il, allez dans le caravanserai chercher votre cheval, et amenez-le moi ici; car il y a là des esclaves Albaniens qui acheveroient de vous prendre ce qu'il porte encore. Tandis que je le garderai, vous irez déjeuner, et vous ferez pour vous et pour lui une provision de cinq jours, parce que vous serez cinq journées sans rien trouver."

Je profitai du conseil; j'allai m'approvisionner, et je déjeunai avec d'autant plus de plaisir que depuis deux jours je n'avois gouté viande, et que je courois risque de n'en point tâter encore pendant cinq jours.

Sorti du caravanserai, je pris le chemin de Bourse, et laissai à gauche, entre l'occident et le midi, celui de Troie-la-Grant. [Footnote: L'auteur, en donnant ici à la fameuse Troie la dénomination de grande, ne fait que suivre l'usage de son siècle. La historiens et les romanciers du temps la désignoient toujours ainsi, "histoire de Troye-la-Grant," "destruction de Troie-la-Grant," etc.] Il y a d'assez hautes montagnes, et j'en eus plusieurs à passer. J'eus aussi deux journées de forêts, après quoi je traversai une belle plaine dans laquelle il y a quelques villages assez bons pour le pays. A demi-journée de Bourse il en est un où nous trouvâmes de la viande et du raisin; ce raisin étoit aussi frais qu'au temps des vendanges: ils savent le garder ainsi toute l'année; c'est un secret qu'ils ont. Les Turcs m'y régalèrent de rôti; mais il n'étoit pas cuit à moitié. A mesure que la viande se rôtissoit, nous la coupions à la broche par tranches. Nous eûmes aussi du kaymac; c'est de la crême de buffle. Elle étoit si bonne et si douce, et j'en mangeai tant que je manquai d'en crever.

Ayant d'entrer dans le village nous vîmes venir à nous un Turc de Bourse qui étoit envoyé à l'épouse de Hoyarbarach pour lui annoncer la mort de son père. Elle témoigna une grande douleur, et ce fut à cette occasion que s'étant découvert le visage, j'eus le plaisir de la voir; ce qui ne m'étoit pas encore arrivé de toute-la route. C'étoit une fort belle femme.

Il y avoit dans le lieu un esclave Bulgare renégat, qui, par affectation de zèle et pour se montrer bon Sarrasin, reprocha aux Turcs de la caravane de me laisser aller dans leur compagnie, et dit que c'étoit un péché à eux qui revenoient du saint pélerinage de la Mecque: en conséquence ils me notifièrent qu'il falloit nous séparer, et je fus obligé de me rendre à Bourse.

Je partis donc le lendemain, une heure avant le jour, avec l'aide de Dieu qui jusque-là m'avoit conduit; il me guida encore si bien que dans la route je ne demandai mon chemin qu'une seule fois.

En entrant dans la ville je vis beaucoup de gens qui en sortoient pour aller au-devant de la caravane. Tel est l'usage; les plus notables s'en font un devoir; c'est une fête. Il y en eut même plusieurs qui, me croyant un des pélerins, me baisèrent les mains et la robe.

En y entrant je me vis embarrassé, parce que d'abord on trouve une place qui s'ouvre par quatre rues, et que je ne savois laquelle prendre. Dieu me fir encore choisir la bonne, laquelle me conduisit au bazar, où sont les marchandises et les marchands. Je m'adressai au premier chrétien que j'y vis, et ce chrétien se trouva heureusement un des espinolis de Gênes, celui-là même pour qui Parvésin de Baruth m'avoit donné des lettres. Il fut fort étonné de me voir, et me conduisit chez un Florentin où je logeai avec mon chevall. J'y restai dix jours, temps que j'employai à parcourir la ville, conduit par les marchands, qui se firent un plaisir de me mener par-tout eux-mêmes.

De toutes celles que possède le Turc, c'est la plus considérable; elle est grande, marchande, et située au pied et au nord du mont Olimpoa (Olympe), d'où descend une rivière qui la traverse et qui, se divisant en plusieurs bras, forme comme un amas de petites villes, et contribue à la faire parôitre plus grande encore.

C'est à Burse que sont inhumées les seigneurs de Turquie (les sultans). On y voit de beaux édifices, et surtout un grand nombre d'hôpitaux, parmi lesquels il y en a quatre où l'on distribue souvent du pain, du vin et de la viande aux pauvres, qui veulent les prendre pour Dieu. A l'une des extrémités de la ville, vers le ponent, est un beau et vaste château bâti sur une hauteur, et qui peut bien renfermer mille maisons. Là est aussi le palais du seigneur, palais qu'on m'a dit être intérieurement un lieu très-agréable, et qui a un jardin avec un joli étang. Le prince avoit alors cinquante femmes, et souvent, dit-on, il va sur l'étang s'amuser en bateau avec quelqu'une d'elles.

Burse étoît aussi le séjour de Camusat Bayschat (pacha), seigneur, ou, comme nous autres nous dirions, gouverneur et lieutenant de la Turquie. C'est un très-vaillant homme, le plus entreprenant qu'ait le Turc, et le plus habile à conduire sagement une enterprise. Aussi sont-ce principalement ces qualités qui lui ont fait donner ce gouvernement.

Je demandai s'il ténoit bien le pays et s'il savoit se faire obéir. On me dit qu'il étoit obéi et respecté comme Amurat lui-même, qu'il avoit pour appointemens cinquante mille ducats par an, et que, quand le Turc entroit en guerre, il lui menoit à ses dépens vingt mille hommes; mais que lui, de son côté, il avoit également ses pensionnaires qui, dans ce cas, étoient tenus de lui fournir à leurs frais, l'un mille hommes, l'autre deux mille, l'autre trois, et ainsi des autres.

Il y a dans Burse deux bazars; l'un où l'on vend des étoffes de soie de toute espèce, de riches et belles pierreries, grande quantité de perles, et à bon marché, des toiles de coton, ainsi qu'une infinité d'autres marchandises dont l'énumération sèroit trop longue; l'autre où l'on achète du coton et du savon blanc, qui fait là un gros objet de commerce.